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n°15
Sommaire :
Serge SALAÜN : Les mots et le corps : la rénovation du théâtre espagnol vers 1900
Anthony N. ZAHAREAS : Espectáculo de muñecos : realidad y metáfora
Francisco RUIZ RAMÓN : Espacialización textual y puesta en espacio escénico
Monique MARTINEZ THOMAS : Ouverture et clôture au théâtre
Dru DOUGHERTY : Espectáculo y pequeña burguesía : el público de Pedro Muñoz Seca
Begoña RIESGO DEMANGE : Valle-Inclán : du concept scénique au concept esthétique
Jean-Marie LAVAUD : Les conditions de l’émergence d’un langage poétique dans le théâtre en prose de Valle-Inclán
Pilar NIEVA DE LA PAZ : Mito e historia : Tres dramas de escritoras españolas en el exilio
Manuel AZNAR SOLER : Metateatro e Historia en Los figurantes, de José Sanchis Sinisterra
María Franscisca VILCHES DE FRUTOS : El teatro español de los 90. Algunas claves para su comprensión
Luis IGLESIAS FEIJOO : Un Don Juan para el siglo XXI : La sombra del Tenorio, de Alonso de Santos
Mariateresa CATTANEO : El espacio teatral en Benet y Jornet
Guy THIEBAUT : Mise en scène de l’Histoire mexicaine dans El juicio de Vicente Leñero (1972) et El atentado de Jorge Ibargüengoitia (1978)
Marie-Madeleine GLADIEU : Daniel Veronese et “El Periférico de objetos”. Un défi du théâtre argentin actuel : “Hacer visible aquello que, culturalmente, de ninguna forma y bajo ningún pretexto puede serlo”
Laurence GARINO-ABEL : Spectacle et imaginaire chez Eduardo Mendoza
Dorita NOUHAUD : Théâtralisation du théâtre, théâtralité du discours narratif : l’oeuvre du Portoricain Luis Rafael Sánchez, de La farsa del amor compradito a La guaracha del Macho Camacho
Chrsitian BOIX : Scénographies discursives dans le roman espagnol contemporain. Le conflit des générations ?
Georges TYRAS et Jean VILA : Pour une poétique de la mise en spectacle énonciative
Jean VILA : Acte I : les enjeux identitaires (Juan Marsé et Ignacio Martínez de Pisón)
Georges TYRAS : Acte II : les enjeux idéologiques (Antonio Muñoz Molina et Manuel Vázquez Montalbán)
Jean-François CARCELEN : L’effet théâtral dans les romans de Juan José Millás. Le texte et sa mise en place
Juan RODRÍGUEZ RODRÍGUEZ : La fábrica de sueños en la narrativa de Juan Marsé
Philippe MERLO : Le cinéma mythique de Terenci Moix
Carmen BECERRA : La figura mítica de Lope de Aguire en las versiones de W. Herzog y C.Saura
Jean SENTAURENS : Spectacle et idéologie dans l’Espagne franquiste. Un avatar “folklorique” du mythe de Carmen
José Miguel OLTRA TOMÁS : Cine e imperio : la mal conciencia africanista
Emmanuel LARRAZ : L’image des Français dans le cinéma espagnol des années quarante
Jean-Claude SEGUIN : L’image déréalisante. Essai sur la médiation vidéographique dans le cinéma espagnol contemporain (1990-1997)
Guy ABEL : Variations sur un cadre : le spectacle du tableau en Bande Dessinée
Eliseo TRENC : Des arts plastiques à la fête rituelle. Antoni Miralda
Alet VALERO : Spectacle et tourisme. Sémiotique et herméneutique
Roselyne MOGIN : Galavisión ou la “télé spectacle” mexiavaine sur le satellite
Marie-Claire ZIMMERMANN : La poésie peut-elle être un spectacle ?
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La poésie peut-elle être spectacle ?
Marie-Claire Zimmermann
Université de Paris IV – Sorbonne
L’on partira d’abord de l’aspect le plus simple de la question posée, en constatant que depuis les origines de la poésie occidentale, l’écriture poétique a été utilisée pour évoquer, mieux encore, pour représenter le spectacle. En ce cas l’on dira que le spectacle est le motif fondateur du texte poétique, comme il peut l’être d’ailleurs aussi parmi d’autres dans des proses ou du « roman » au XVIème et au XVIIème siècles, parce qu’aucun thème n’est impossible en poésie ni en roman ni en art. Mais l’on observera alors que la poésie, si elle rend compte du spectacle, se place d’office dans certains cadres ou bien qu’elle les emprunte, c’est-à-dire qu’elle se prévaut à la fois du narratif et du descriptif. Elle se cible. Elle raconte ce qui se déroule sur scène, elle évoque les intervenants (acteurs, gens de cirque, mimes), leurs actions, et elle décrit les formes du spectacle, sa spatialisation dans le temps, ce que voient et ce qu’entendent les spectateurs face à toute aire de jeu. La poésie du XIVème et du XVème siècles dans la Péninsule Ibérique, et spécialement en Catalogne, s’est adonnée à ce type de production. Dans des textes qui atteignent parfois plusieurs centaines de vers, l’on montre de manière exhaustive et détaillée les spectacles de cour, qui associent tout autant le théâtre, le mime et le chant que la danse. C’est une manière d’honorer les rois ou les princes en présence desquels le spectacle a été mis en scène, principalement à l’occasion d’une grande fête ou d’une série de festivités, mais c’est surtout une façon de se remémorer et de recréer, uniquement par le langage — destiné à être dit à haute voix — un plaisir qui fut d’une autre nature : au plaisir d’entendre raconter ce que l’on sait, s’ajoute celui de découvrir autrement ce que l’on a déjà vu. Le côté sacré, prestigieux ou sublime du texte poétique — du moins de celui qui s’écrit en gravis stylus — permet de magnifier le contenu d’un spectacle lié à la cour. Le spectacle qui a eu lieu se transfigure ainsi, dans la mesure où il est consacré par la Poésie. Mais la poésie est aussi, de par sa nature formelle, très propice à la représentation du spectacle : en effet, la versification, surtout dans le cas de l’isométrie, suppose une structure rythmée avec des accents, des rimes, tout un système de récurrences qui permettent de cadrer et de ponctuer la description d’une représentation elle-même cadrée et ponctuée. Généralement, dans cette situation, le poème n’a pas de strophes et se présente comme une suite ininterrompue dont les seuls silences coïncident avec les pauses métriques. Le poème est le décor spatial du spectacle ; les accents du vers, avec leurs repères fixes (surtout l’accent d’intensité), mais aussi avec leurs variantes, les accents secondaires, permettent de ponctuer et de rythmer la mise en scène. Les jeux phoniques seront autant d’instants marquants ou récurrents; les formes syntaxiques seront aptes à établir d’éventuels chants ou dialogues ; les images issues de la rhétorique, les paronomases, pourront constituer dans des énumérations, les étapes de jeux plus festifs de jonglerie et de prestidigitation. L’écriture se doit donc de déployer ici toutes sortes de ressources poétiques pour parvenir à évoquer un spectacle tout en magnifiant certains moments ou fragments de tableaux, car au bout du compte la représentation consiste en cela. Si le spectateur n’a pas assez évalué un spectacle en tant que tableau ou décor, le lecteur du poème, en revanche, grâce à la distance acquise par le passage à cet ensemble de mots qu’est le texte, perçoit essentiellement l’effet de picturalisation, tandis que les sons de la musique et du chant qui ont sans doute accompagné le spectacle, passant eux aussi par les mots de même que les choses destinées à être visualisées ont tendance à exister sur le même plan langagier et à être minorisées par rapport à la visualisation. Le lecteur est alors assis mentalement, comme il l’était réellement pendant le spectacle, il est donc en expectative et il reçoit, plutôt passivement, une langue qui ne lui restitue que ce qu’il a vu ou que ce qu’il veut voir. Il y a là comme une banalisation de l’attention et du rôle du lecteur qui, de ce fait, n’a pas cette inquiétude face aux mots et qui, ayant inconsciemment trié les éléments qui le concernent a priori, sera globalement séduit par le degré de présence et d’intensité théâtrales que le langage aura su créer. La lecture est d’ordre esthétique, et l’on évaluera alors la performance qui consiste à passer d’un genre à l’autre. La longueur d’un spectacle de cour imposait au Moyen Âge que le texte fût lui-même long, afin qu’il pût reproduire, chronologiquement, et surtout isochroniquement — le plus possible du moins — le temps du spectacle. Le temps de la lecture contribuant à recréer les conditions du spectacle, l’on comprend que le XIVème catalan, en procédant à la diction publique des textes de noves rimades ait tendu à recréer une relation spectacle-spectateur. La lecture individuelle que l’on peut faire aujourd’hui de ces textes est nécessairement réductrice, puisque la salle et le public en sont absents. Le locuteur se proclame souvent poète dans ce type de texte, comme si la voix poématique tenait à affirmer son identité biographique afin de garantir l’authenticité du récit descriptif. Il émet parfois des jugements sur le spectacle qui se déroule sous les yeux des lecteurs. Et c’est cette part de distance nouvelle face au visuel retranscrit qui se développe ultérieurement, tandis que la longueur du texte se restreint après le Romantisme, après Zorrilla, qui, lui encore, a maintenu dans ses très longues légendes et dans ses contes en vers, les proportions médiévales du spectacle en poésie. La description devient au XIXème le procédé romanesque par excellence tandis que la poésie change de perspective avec Rimbaud et Mallarmé, choisissant la brièveté et un autre regard sur l’expérience subjective qui est vite rejointe par l’obsession métatextuelle. La poésie réfléchit sur elle-même : la voix du poème bat en brèche le locuteur manipulateur qui avait quelque relation avec un metteur en scène.
La fonction esthétique du théâtre comme motif du texte poétique demeure malgré tout importante à la fin du XIXème et au début du XXème. On examinera deux exemples seulement, mais très signifiants, de deux moments ou écoles poétiques : Rubén Darío (les années 1898) et Federico García Lorca (les années 1927-1931). Le nicaraguayen évoque des spectacles qui se rapprochent des fêtes verlainiennes (Les fêtes galantes), mais l’on ne développera pas cet aspect propre au XVIIIème et au XIXème, qui a triomphé en peinture et qui consiste à situer, dehors et non plus dedans, des bals, des jeux d’eau, des illuminations, qui ne sont pas exactement des spectacles, même s’ils sont spectaculaires et comportent une part de spectacle, ainsi les tableaux de Watteau, La fête chez Thérèse de Victor Hugo, etc.. Le spectacle, au sens strict du terme, suppose une continuité de la mise en scène, une ordonnance bout à bout de gestes, de dialogues qui forment un tout cohérent, et dans l’ensemble une intervention organisée d’acteurs, indispensables au spectacle, sous la direction d’un maître de ballet ou d’un metteur en scène qui a réglé le spectacle, qui en a prévu et aménagé le déroulement et la gestualité.
Sur le plan général de l’art, la représentation en poésie signifie d’autres fonctions : chez Darío on abordera uniquement le traitement poétique des spectacles, pour voir comment en 1905, dans Cantos de vida y esperanza, (Austral, n° 118, 1976) un personnage qui est aussi un titre de pièce en un lieu donné : Cyrano en España (p. 39), a plusieurs rôles, non pas seulement durant une scène ou une représentation (Castilla, Corral de la Pacheca) mais comme personnage joué à Madrid en langue espagnole, ce qui le met en relation avec Don Quichotte, également avec le Cid, surtout pour qu’à travers la traduction espagnole du texte de Rostand le locuteur puisse évoquer les vers de Quevedo, ceux de Calderón et de Tirso. Il y a là une célébration de l’internationalisme, de l’universalité des arts du theâtre, du spectacle, qui passe par le déguisement, le fameux nez, l’épée et cape, et qui est aussi vivant en Espagne que dans la France de Rostand. El Arte es el glorioso vencedor. Es el Arte / el que vence el espacio y el tiempo; su estandarte, (p. 41) : tels sont les alejandrinos qui assument la diction des analogies et entrecroisements dans un poème qui est plutôt un métalangage que l’évocation d’un spectacle.
Mais un autre texte du même recueil (XXIII, sans titre, p. 119) montre une utilisation différente du spectacle en poésie, a la fois d’une pièce de théâtre et d’un opéra issus d’une scène de la Bible : Salomé dansant devant Hérode et obtenant la tête de Jean Baptiste. Le spectacle est brièvement décrit, et quelques signes seulement servent de fonctions dans le récit : la danse et la tête coupée. Mais cette scène permettant aussitôt d’évoquer la rosa sexual, cette féminité sexualisée qui est l’un des axes du livre, le spectacle produit ici l’une des images de la macrostructure ; il en est la cause, le soubassement ; l’image spectaculaire engendre une image intime qui pose question comme partout ailleurs : cette alliance corps/esprit, toujours insoluble dans l’œuvre de Darío. La scène n’est pas présentée directement mais par le biais d’une distance, au premier vers avec: En el país de las Alegorías (p. 119). Ce n’est plus le personnage de Salomé qui danse, mais son allégorisation, ce qui conduit au sens éternisé de ce spectacle avec l’adverbe siempre. Enfin l’allitération s, omniprésente dans onze vers sur douze est le signifiant sonore qui correspond à chacun des personnages et il illustre cette danse qui est l’ondulation de la lettre, de la graphie qui transcrit le phonème. Ce spectacle visuel s’accomplit dans la gestualité, il coïncide entièrement avec son émission sonore. Dans ce poème XXIII le lecteur devient davantage qu’un spectateur qui écoute et qui voit : l’espace qui le sépare de l’actrice est constitué par ce pays d’allégories qui crée la profondeur de la scène, mais aussi la distance indispensable au surgissement du langage poétique. Le spectacle a une valeur plastique renouvelable, dans la mesure où le fait d’être très connu crée aussitôt la fascination, mais il fait également sens pour le locuteur qui parle dans le livre, et ce sens renvoie à la forme poétique, au travail verbal qui est le propre de la poésie.
Poema del Cante Jondo (Cátedra, 1982) que Lorca écrit en 1921 et qu’il publie en 1931 est un recueil qui tout entier se fonde sur la représentation du Chant Profond. Chaque texte est un certain type de forme chantée, siguiriya, soleà, saeta, donc un moment de ce spectacle à la fois de chant et de danse, où les noms des formes sont personnifiés pour se produire et être produites : ainsi la Petenera meurt-elle parce que le chant prend fin et parce qu’elle est une allégorie de la mort que le poète a mise en scène. A la fin du livre deux cantaores sont évoqués dans l’exercice de leur voix, Silverio Franconetti (p. 187-188) et Juan Breva (p. 189-190), mais dans un autre texte, l’espace du Café cantante (p. 191) constitue une mise en abyme puisqu’il est le lieu du poème et aussi cet espace plastique soudain perçu de manière globale, distante, qui recouvre à la fois les tréteaux, la chanteuse, le public, et surtout ces miroirs verts où se reflètent les largas colas de seda (p. 191), ce qui crée une nouvelle perspective, un miroir infini qui est de fait une autre, une troisième mise en abyme. On voit comment le spectacle est devenu un poème et comment le spectacle poétisé renvoie à la poésie : ces miroirs verts qui inaugurent le texte et qui se reproduisent en une sorte d’antépiphore pour clore le texte, sont les outils rhétoriques du poète qui attestent le pouvoir créateur du vers dans l’espace poétique. On constate donc que le poème qui parle du spectacle se proclame lui-même poème et que la poésie l’emporte sur le spectacle.
Le spectacle peut-il engendrer et inclure la poésie et sous quelles formes ? Il existe, on le sait, dans presque tous les pays d’Occident (et ailleurs), d’une part, un théâtre en vers où le poétique est lié au dramatique, celui de Lope ou de Calderón, celui de Zorrilla, en particulier le Don Juan Tenorio, d’autre part un théâtre où des poèmes se glissent dans la prose pour y constituer des moments culminants non pas de l’action mais de l’évolution des personnages. L’on songe à Federico García Lorca, à la scène du papillon dans la Zapatera prodigiosa car dans ce cas c’est le spectacle du papillon qui fait surgir le texte versifié qui commente et conjure le spectacle. A la fin de Poema del Cante Jondo dans la Escena del Teniente Coronel de la Guardia Civil (p. 205) le chant adressé par le gitan à la lune crée l’action de même que l’action (la violence des quatre gardes contre le gitan) suscite ensuite la Canción del gitano apaleado (p. 210). Un autre exemple, celui du Diálogo del Amargo, part d’un bref poème de Una voz, évoquant Amargo (p. 211), puis Amargo ayant disparu, l’on entend, en guise de final la Canción de la madre del Amargo (p. 220).
Un spectacle peut donc être d’expression poétique, aller de pair avec cette expression, de même que la représentation d’un mime tel que Marcel Marceau crée du poétique non verbal : l’image immobilisée, mentale car stylisée, du clown blanc tenant une rose ; et aussi bien un spectacle des Joglars ou des Comediants peut-il constituer du poétique, de même García Lorca voyait-il des liens très étroits entre le théâtral et le poétique, l’un servant l’autre, l’un suscitant l’autre ou résultant de lui, mais dans tous ces cas il s’agit bien de l’alliance de deux formes d’art juxtaposées.
La question essentielle reste donc à poser : est-ce que la poésie peut être, par nature, un spectacle, dès lors qu’elle ne parle pas du tout du spectacle ? L’on abordera d’abord l’aspect le plus extérieur du problème : une lecture de poèmes, un récital, sont-ils un spectacle ? On rappellera qu’en Grèce aux origines le texte était chanté sur fond de lyre, et que les troubadours médiévaux faisaient aussi dire, réciter ou chanter leurs poèmes par des jongleurs qui jouaient d’un instrument en présence des princes et du public de la cour. Un récital implique un public ; parfois même les organisateurs accentuent l’aspect théâtral ou représentationnel de la lecture: fond musical, gestualité, projection sur écran, comme si le texte lu ou récité ne se suffisait pas à lui-même, face à un auditoire venu écouter de la poésie. L’on acceptera peut-être cette mise en spectacle dans la mesure où l’extériorité ne prendra pas le pas sur l’intériorité, c’est à dire si l’auditeur n’est pas seulement attiré et mobilisé par ce qu’il voit ou entend en dehors du texte. En effet, qu’est-ce que la réception du poème ? Sans vouloir édicter des lois théoriques, l’on acceptera malgré tout que la poésie est un autre langage que celui de la communication habituelle. Ce langage est émis par une voix textuelle, poématique, laquelle résulte d’une opération très complexe au cours de laquelle le moi anecdotique s’impersonnalise pour engager le passage à l’Autre, ce qui aboutit à un ensemble de signes phoniques dont la perception crée à la fin une image et un sens. Ceci implique que l’auditeur de poésie est totalement absorbé par ce phénomène unitaire qu’est le poème et qu’ensuite il devient prioritairement un lecteur solitaire parce que le silence de sa chambre lui permettra d’accéder à d’autres images et à d’autres sens. L’on voit que l’auditoire de poésie se doit de devenir nécessairement un individu alors que le spectacle réclame toujours un public.
Le lecteur a sous les yeux une page couverte de signes et l’on pourrait dire que le spectacle lui est donné là, globalement, mais il s’agit d’un espace graphique que l’on peut à la rigueur comparer à un dessin ou un tableau. Rien n’y bouge alors que le spectacle impose la gestualité. Le poème est dans sa réalisation un espace statique, immuable, non spectaculaire. Ensuite le lecteur déchiffre et, insistons là-dessus, il va se représenter mentalement le dit du texte. Son imaginaire, sa sensibilité, « l’œil intérieur » auquel fait allusion Saint Augustin dans Les Confessions (Ed. Garnier, p. 256) vont élaborer des lieux, des gestes, et tous les réseaux qui en résultent créent en ce cas un mouvement langagier qui correspond aussi à une syntaxe. L’on pourrait alors parler d’un spectacle intérieur qui change d’ailleurs à chaque lecture puisque les représentations ne sont jamais identiques, puisqu’elles n’ont jamais la même durée. Mais qu’est ce spectacle ? C’est un itinéraire de la voix poématique et cette voix intérieure (« l’oreille intérieure » dont parle le même Saint Augustin, id. p. 257) peut, par ses intonations, son rythme, notifier une gestualité, une dramatisation de la vie intérieure, voire une certaine théâtralité, que le lecteur peut incarner à haute voix, comme l’acteur qui lit dans un récital. Mais le véritable pouvoir du poème réside dans une lecture immobile dans le silence, car alors les mots seuls ont loisir de faire exister une parole autonome qui se crée par la mise en ordre de certains choix dans la langue. La poésie est pauvre quant à ses instruments, mais l’illimitation de ses pouvoirs en dépend exclusivement ; sa nudité seule conduit vers une quête sans fin du sens, au fond de soi et vers le cosmos infini.
Son rapport au temps et à l’espace est donc, également, très différent de celui qu’entretient le spectacle. En effet, si le texte poétique exige une lecture linéaire — de même que le spectacle commence, se déroule et finit — ce qui suppose pour l’un et l’autre une chronologie, la différence entre les deux tient dans le fait qu’un spectacle doit toujours recommencer et chaque fois différemment, alors que le poème, définitif en son signifiant, peut être lu, relu, partiellement ou non, de manière illimitée, au point qu’un seul de ses vers, souvent le premier ou le dernier, ne cessera pas de cheminer dans l’esprit du lecteur, même si le texte n’est pas sous les yeux de ce lecteur ni à portée de main. Le spectacle exige un hic et nunc ; le poème n’en a pas besoin. Même si un spectateur se remémore un spectacle, il ne le revoit pas, alors que le lecteur du poème le voit et le revoit de la même façon, purement mentale, absolument intériorisée, car la poésie est une victoire sur le temps et l’espace.
Le spectacle a aussi besoin d’un espace réel, d’une séparation corporelle entre la scène et le public, et même lorqu’un mime se donne en spectacle sur les Rambles de Barcelone, un écart doit exister entre lui et les badauds. Si quelqu’un vient à toucher le corps du mime, il rompt ce pacte et le jeu consiste alors pour le mime à ne pas bouger pour que l’autre se retire après avoir franchi la limite sacrée, mais si le mime fait un clin d’œil ou sourit, c’est que le spectacle n’existe plus. Or, entre le texte poétique et le lecteur il n’y a pas d’espace ou très peu et il ne compte pas. Le seul espace qui se crée est celui du poème donc de l’écoute interne par le lecteur, c’est-à-dire qu’il y a jonction, coïncidence entre le récepteur et le locuteur, puisque le lecteur lit les mots de la voix poématique : il l’incarne momentanément, et il rentre dans le texte. La scène n’existe pas, il n’y a pas de tréteaux : le locuteur et le lecteur se retrouvent de plain-pied, sans qu’aucun d’eux y perde son identité. Certes la voix peut en engendrer plusieurs — une polyphonie —, mais le lecteur les incorpore tour à tour et le texte, au bout du compte, n’est qu’une seule voix. Même si le poème raconte, propose une fable, le dit ne consiste qu’en un flux de vie langagière qui ne saurait se décomposer en moments d’un spectacle. Le poème exige d’être intériorisé par le récepteur, mais s’il n’a pas besoin de l’espace du spectacle ni d’une séparation d’avec l’auditoire, c’est aussi parce que ce locuteur anonyme qu’est la voix poématique demeure à jamais inaccessible et mystérieuse, bien qu’elle nous parle de nous, de toutes les questions fondamentales de la vie humaine, parce que nous ne pouvons pas l’identifier et la nommer, parce que le texte demeure ouvert pour d’autres lecteurs et lectures inconnus. Un espace sépare le poète du poème et notre lecture exige qu’après notre prise en charge sonore de la voix de l’énonciateur, nous nous déprenions de notre désir de l’identifier, de la figer.
Après avoir réfléchi sur la situation du lecteur, nous pourrons nous interroger sur ce qu’est la relation entre l’auteur et ce locuteur inventé par lui. Le poète ne crée-t-il pas un personnage destiné à être acteur et ne le met-il pas en scène pour un spectacle, certes mental ? N’invente-t-il pas des rôles, des masques, des déguisements pour ce locuteur qui prend la parole comme en un monologue de théâtre ? On dira peut-être que l’écrivain met en scène son moi ou une délégation de son moi. Le locuteur déclame sans doute dans les poèmes de Zorrilla, mais dans la poésie actuelle le lyrisme exclamatif s’est beaucoup résorbé et dans l’ensemble l’écriture mise sur la réitération et l’ellipse. L’auteur, dès lors qu’il inscrit les mots sur la page blanche a bien un projet poétique qu’il veut réaliser dans un texte, mais les mots surgissent également les uns en fonction des autres et si l’écrivain les manipule, lui aussi est manipulé par eux. Le texte édifie peu à peu sa texture et le point final ne survient que lorsque l’auteur a vérifié la pertinence de l’ordonnance langagière. Pourrait-on alors parler d’une mise en scène de la langue, et le poème ne serait-il pas, au bout du compte, un spectacle particulier d’une langue ? Les procédures rhétoriques, les anaphores par exemple, les récurrences ne sont-elles pas mises en exergue, ne remplissent-elles pas des premiers rôles, se détachant sur un décor que constituerait le reste du langage ? La métaphore n’est-elle pas un acteur principal tandis que l’espace qu’elle représente, son signifié (le comparant), est le décor du signifiant sonore ? Le jeu entre signifiant et signifié ne pourrait-il être interprété comme une mise en spectacle du langage, comme relation entre la parole de l’acteur et l’espace qui s’organise autour d’elle ? Si le locuteur — la voix du locuteur — est le seul protagoniste de ce grand jeu poétique, les mots ont une fonction d’acteurs, chacun d’eux ayant un rôle à jouer, comme son et comme sens. Aurait-on le droit de parler d’un spectacle entre le son et le sens, plutôt que d’utiliser l’expression fête des mots est si souvent employée pour désigner non seulement la poésie mais l’écriture littéraire ? La fête est autre chose que le spectacle, elle peut l’inclure mais elle ne s’identifie pas à lui. Admettons que le poème soit une fête dans la mesure où il donne aux mots un pouvoir maximal, cependant si la jonglerie entre son et sens tient du spectacle, celui-ci est mental, sans accessoires extérieurs. En poésie nous ne verrons jamais d’acteurs dans un décor de choses mais seulement les noms des choses : ceci impose une attitude intérieure permanente, un renoncement à ce qui n’est pas notre propre corps et notre propre esprit. La réponse à la question posée initialement est donc que la poésie, en son essence, ne peut pas et ne doit pas être spectacle.