Syncrétisme et interculturel

On a longtemps perçu les phénomènes de contacts entre les cultures en termes de déchirement, de schizophrénie, de choix à deux termes. Les essais réunis ici tentent de dépasser cette vision réductrice à partir des points de vue divers de l’ethnologie, de la critique littéraire, de l’histoire de l’art et des mentalités. Mélange, fusion, appropriation partielle et adaptation, représentations identitaires multiples, telles sont certaines des figures du syncrétisme et de l’entre-deux qui apparaissent dans ces études sur la Rome classique, l’imaginaire aborigène d’Australie, les cultures du Pacifique Sud, les littératures de l’Amérique hispanique, de la Caraïbe, de l’Afrique, de l’Inde et de la Polynésie.

EAN : 9782905965653
LCCN : 98144172


Préface:

Syncrétisme ? Acculturation? Multiculturel ? Interculturel?

Une simple question de terminologie ?

Cette fin de siècle a vu s’accélérer les contacts entre peuples divers en raison notamment des développements considérables des transports de masse et des moyens de communication rapides. Lors des aventures coloniales, les populations conquises se trouvèrent mises en rapport, malgré elles, avec des cultures puissantes et conquérantes qui ne manquèrent pas de modifier les leurs. Depuis la Seconde Guerre Mondiale, celle tendance s’est souvent inversée avec les phénomènes de migration conduisant d’anciens colonisés à s’installer dans les métropoles coloniales du passé. Un processus complexe d’échanges culturels et linguistiques s’étendant à toute la planète est donc venu bouleverser le sage ordonnancement qui a servi à différencier les nations jusqu’à une époque récente. On pourrait penser que le brassage massif des populations qui conduit parfois à des réactions de rejet xénophobe et à la résurgence de mouvements aux relents néo-nazis constitue un fait nouveau. Il suffirait, aux dires de certains, de renvoyer chacun ‘chez soi’ pour retrouver la pureté et l’harmonie des origines. ‘Pourtant force est de constater que les contacts culturels constituent la norme et non pas l’exception dans l’histoire de l’humanité. Il suffit d’examiner la manière dont la société romaine classique était pénétrée d’éléments culturels helléniques ou de voir à quel point l’art gallo-romain empruntait à la fois aux représentations celtes et à l’esthétique de Rome pour s’en convaincre. De même, comme le montre Gilles Sauron dans ‘Syncrétismes romains’, l’art romain n’a pu naître que dans un contexte où la Grèce offrait l’ensemble des formes artistiques et Rome concentrait l’ensemble des instruments du pouvoir.

Toute société évolue en se comparant, en se confrontant et en empruntant à celles qui l’entourent. Aucune n’est préservée de ces phénomènes d’interférences culturelles. Comment alors définir le terme ‘syncrétisme’ par rapport à d’autres mots plus utilisés tels qu”acculturation’, ‘interculturel’, ‘multiculturel’, ‘hybridité’, ‘créolité’, ‘métissage’, ‘entre-deux’. Chacun d’entre eux possède son histoire propre. Chacun doit être examiné à l’intérieur du contexte particulier où il apparaît. Peut-être autant qu’une question de sémantique, s’agit-il, avec de tels termes, de décrire des phénomènes spécifiques apparaissant dans des lieux et en des temps particuliers.

Dès la fin du siècle dernier, dans la littérature anthropologique nord- américaine, le terme ‘acculturation’ désigne les interactions qui se produisent lorsque deux cultures sont mises en contact, provoquant des conflits, des ajustements et des phénomènes de fusion. Le terme repris notamment par Melville Herskovits,’ est appliqué aux rapports complexes qu’entretient la culture américaine majoritaire et celles des Amérindiens des Etats-Unis. A une époque plus récente, on rencontre plus couramment le mot ‘multiculturalisme’. En Grande-Bretagne, ce dernier est surtout appliqué au domaine de l’éducation et porte sur la nécessité d’intégrer des éléments appartenant aux différentes communautés récemment immigrées dans les approches pédagogiques. Aux Etats-Unis ou en Australie, ce vocable est revendiqué par des gens issus de minorités ‘ethniques’ qui réagissent contre l’hégémonie du monoculturalisme qui leur est, selon eux, imposé par les autorités. David Theo Goldberg oppose le multiculturalisme aux Etats-Unis et les présupposés inhérents à l’idéologie du ‘melting pot’.

Si le vingtième siècle finissant semble avoir abandonné le mot ‘race’ mis en avant de façon si insistante dans l’ Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-55) de Gobineau, il l’a, dans certains cas, remplacé par des termes tels qu”ethnie’ — voir l’usage fait de ce mot dans l’ex-Yougoslavie — ou même ‘communauté’. Certes le lien ‘essentiel’ entre peuple et terre ne semble plus aussi évident de nos jours qu’à l’époque hitlérienne. Néanmoins il subsiste encore beaucoup de nostalgiques de la pureté, de l’’authenticité’, de l’attachement aux racines, autre métaphore qui passe pour un concept et à propos de laquelle le narrateur de La Honte, roman de Salman Rushdie, déclare avec humour:

Nous connaissons la force de gravité mais pas ses origines, et, afin d’expliquer pourquoi nous nous attachons à notre lieu de naissance, nous feignons d’être des arbres et nous parlons de racines. Regardez sous vos pieds. Vous ne trouverez aucune pousse noueuse qui perce vos semelles, Les racines, je me dis parfois, sont un mythe conservateur inventé pour nous maintenir à notre place.

Adversaire résolu de l’unicité de chaque culture, Claude Lévi-Strauss réaffirme le rôle fondamental des combinaisons et des échanges:

La chance qu’a une culture de totaliser cet ensemble complexe d’inventions de tous ordres que nous appelons une civilisation est fonction du nombre et de la divers jté des cultures avec lesquelles elle participe à l’élaboration — le plus souvent involontaire — d’une commune stratégie….

L’exclusive fatalité, l’unique tare qui puissent affliger un groupe humain et l’empêcher de réaliser pleinement sa nature, c’est d’être seul.

Réagissant face aux problèmes nés de l’immigration massive dans les banlieues françaises, Claude Clanet utilise le terme ‘interculturel’, ce qui le conduit d’abord à proposer une définition de la culture : pour lui, c’est un ‘ensemble de significations prépondérantes propres à un groupe ou â un sous- groupe qui apparaissent comme valeurs et donnent naissance à des règles et à des normes que le groupe s’efforce de transmettre et par lesquelles ii se différencie de ses groupes voisins.’ Pour lui, l’interculturaiité, c’est cet ‘ensemble de processus — psychiques, relationnels, groupaux, institutionnels…

— générés par les interactions de cultures, dans un rapport d’échanges réciproques et dans une perspective de sauvegarde d’une relative identité culturelle des partenaires en relation’. Selon Clanet, ce terme tient lieu de programme, de tables de la loi interculturelle : tu devras respecter les normes par rapport auxquelles l’autre se définit. Tu dialogueras avec lui. Tu ne t’enfermeras pas dans tes propres normes. Pourtant tu ne souhaiteras pas une société de la pure relativité où toutes références s’abolissent. Tu feras en sorte que tes propres références n’excluent pas celles de l’autre dont tu chercheras à comprendre les raisons lorsqu’un conflit apparaîtra.

Même si l’on adhère à une telle philosophie, force est de constater que, dans le monde contemporain, la pluralité est menacée par les tendances hégémoniques de certaines cultures dominantes — ce qui passe pour ‘la culture des américaine’ notamment. Sous couvert de multiculturalisme mai compris, certains modèles forts importés tendent à éliminer des valeurs propres aux diverses cultures qu’ils colonisent. Inversement, dans le domaine de la littérature et des spectacles, la primauté en France des cultures dites ‘nobles’ (gréco-latine, européenne, anglo-saxonne) est remise en question par l’émergence, sur la scène culturelle par excellence qu’est le théâtre, de grandes gestes appartenant à d’autres traditions — le Mahabharata de Peter Brook, un dramaturge passionné de multiculturalisme, en est un exemple éclatant.

Les littératures postcoloniales traduisent une prise en compte importante des cultures populaires dans le corpus plus vaste de la ‘Culture’. Ceci s’inscrit dans la lignée de Rabelais et du ‘dialogisme’ généralisé qu’a étudié Mikhaïl Bakhtine. Dans la Caraïbe anglophone, les expériences faites par E.K.

Brathwaite dans sa poésie inspirée du jazz et du calypso ainsi que I racines paysannes que l’on retrouve dans certains romans de George tels que In the Castle of my Skin montrent bien l’importance réappropriation qui vise à rétablir un déséquilibre existant à I’époque où ‘culture’ signifiait uniquement culture britannique, plus l’adjonction des classiques grecs et latins. Il ne faudrait d’ailleurs pas confondre cette démarche avec celle de certains ‘régionalistes’ qui se contentent de chercher un dérivatif onirique en direction d’un passé paysan qui n’a, en réalité, jamais existé. Pour Brathwaite et Lamming, il s’agit bien au contraire d’une véritable synthèse d’apports différents entre lesquels doit s’instaurer un dialogue, même si l’on doit, selon eux, donner la primauté à la souche africaine longtemps Cette composante populaire de la culture a, dans bien des cas, impliqué un retour à l’oralité ancienne, non pas pour la reproduire telle quelle, mais pour la faire dialoguer avec l’écrit.

Cette démarche, que l’on peut appeler syncrétique, a conduit aux inventions fantastiques d’un Amos Tutuola ou au mélange de merveilleux et de réalisme d’un Ben Obi, l’auteur de The Famished Road. Outre ces expériences à la frontière entre le conte et le roman, des écrivains comme Salman Rushdie ont thématisé dans leurs récits des situations propres à la narration. Cette nouvelle recomposition des genres déjà amorcée avec Rabelais, Tristam Shandy et surtout avec Cent ans de solitude de Gabriel García Márquez fournit une démarche féconde, notamment à de jeunes romanciers indiens dans le sillage de Rushdie tels qu’Amitav Ghosh ou Vikram Chandra que présente Jacqueline Bardolph dans ‘Le syncrétisme dans le roman indien d’aujourd’hui.

Il faudrait toutefois se garder de décrire l’approche de ces romanciers comme un retour à la culture ancienne. Ben Okri et Rushdie écrivent aussi pour le public européen qui se délecte de leurs trouvailles imaginaires souvent trop facilement considérées comme ‘typiquement africaines’ ou ‘typiquement indiennes’. Rushdie et Ben Okri sont aussi londoniens et parfaitement à l’aise dans l’intelligentsia britannique dont ils savent, à l’occasion, flatter les goûts ‘exotiques’. Timothy Brennan parle d’ailleurs d’écrivains ‘cosmopolites’ à propos de Rushdie, de García Márquez, de Vargas Llosa, d’Alejo Carpentier et d’Isabel Allende qui, selon lui, explorent des thèmes tiers-mondistes en utilisant une rhétorique propre à flatter les goûts d’un public européen. Néanmoins, on ne peut comparer leur démarche à l’approche ‘orientaliste’ de certains écrivains voyageurs européens tant ils savent composer de syncrétiques et kaléidoscopiques de leur monde imaginaire qui néanmoins demeure profondément ancré dans une expérience personnelle des situations et des histoires de ce ‘Tiers-Monde’ où ils ont grandi. Il ne faudrait pourtant pas en déduire qu’ils demeurent les seuls ‘interprètes’ de ce Tiers-Monde, tant leur statut d’intellectuels reconnus par l’Occident les rend suspects aux yeux de ceux qui jugent que leur succès laisse dans l’ombre nombre d’écrivains davantage ancrés dans leur milieu d’origine. Selon ces critiques, qui se réclament souvent du marxisme, la valorisation excessive de l’expérience ‘hybride’ parmi les émigrés résidant dans les anciennes métropoles coloniales conduit à une essentialisation de leur condition qui nie une fois de plus l’importance des conditions historiques particulières de chaque pays de production.

Le multiculturalisme, lorsqu’il est pratiqué par des écrivains provenant de pays jadis colonisés, est également une façon d’affirmer l’existence d’une identité culturelle différente de l’image proposée par la ‘culture dominante’ terme utile mais néanmoins simplificateur emprunté à la phraséologie marxiste. Comment affirmer ses différences sinon en proposant l’image d’une culture alternative qui possède ses propres règles, qui soit liée à une société donnée. Le rapport étroit entre écriture et certaines formes de nationalisme est donc presque inévitable. Mais tout nationalisme, y compris en littérature, implique toujours l’émergence d’une image complexe, synthétique et multiculturelle de l’identité qui s’affirme, certes en s’opposant et en se recomposant, à partir d’éléments hétérogènes puisés à plusieurs sources. Il existe une contradiction apparente entre le multiculturalisme en tant que valeur idéalisée et certains objectifs nationalistes. Deux logiques s’affrontent, celle de l’opposition point par point entre culture dominante et culture dominée et celle de la recherche d’une interfertilisation de ces cultures. Schématiquement, ceci pourrait correspondre à l’opposition entre le Black Power et les valeurs prônées par un Wilson Harris aux Antilles. L’opposition terme à terme ne veut pas dire d’ailleurs que le nouvelle forme choisie pour articuler sa révolte n’est pas modelée sur un paradigme explicitement rejeté. Il suffit de voir la manière dont les romans les plus ‘engagés’ du Kényan Ngugi (Devil on the Cross et Matigari, par exemple) reprennent souvent des schémas bibliques pour articuler leur révolte face au néocolonialisme.

Lorsqu’il est forcé, le multiculturalisme est beaucoup moins joyeux que la vision idylliqué offerte par certains intellectuels. Nombre d’immigrés venus du Maghreb, de la Caraïbe ou d’Afrique occidentale ressentent leur différence comme une tare. Ils hésitent parfois entre un ‘blanchissement’, qui peut conduire à une assimilation complète, et un véritable multiculturalisme qui risque de les marginaliser par rapport à la culture dominante.

Dans son aspect le plus négatif, l’expérience postcoloniale est parfois

ressentie comme un affrontement, un déchirement, un conflit entre deux cultures, l’indigène et l’européenne, comme le montre l’article d’Anny-Claire Jaccard à propos des littératures francophones. Certains aspects de la négritude, notamment dans le monde de la francophonie, relèvent d’une telle dichotomie qui marque un refus de tout syncrétisme. Ce type d’attitude caractérise souvent des élites qui aspirent à retrouver le moment adamique précédant le grand cataclysme, l’arrivée du colonisateur blanc, précédé par les missionnaires. Même si le Nigérian Chinua Achebe tend parfois à opposer terme à terme les deux éléments et à suggérer que l’Africain moderne se retrouve ‘assis entre deux chaises’, ses meilleurs oeuvres de fiction présentent les faits de manière plus complexe et plus problématique : sa nouvelle ‘The Sacrificial Egg’ montre comment, au milieu d’une épidémie de variole qui emporte sa fiancée et sa future belle-mère, un citadin africain qui se dit rationaliste est soudain envahi par les croyances anciennes et se trouve frappé de terreur alors que, de nuit, il écrase involontairement sous son pied un oeuf laissé à la croisée des chemins en offrande à Kitikpa, le dieu de la variole. Il pressent soudain que son acte a pu déclencher la colère du dieu qui se serait vengé sur sa fiancée. La conclusion de la nouvelle suggère que, dans l’esprit du protagoniste Julius Obi, les deux domaines culturels (le rationnel et la ‘superstition’) qu’il croit avoir strictement cloisonnés sont en fait perméables et ne constituent pas vraiment deux univers incompatibles. Son système de jugement peut passer de l’un à l’autre sans qu’il y ait véritablement de point de séparation nette entre les deux. Cette particularité pose d’ailleurs certains problèmes de classification littéraire. Peut-on parler de fantastique là où il n’y a pas basculement net d’un domaine considéré comme celui de la réalité référentielle vers celui d’un imaginaire non directement conditionné par cette dernière?

Le syncrétisme culturel devient ridicule aux yeux des tenants de l”authenticité’. La majeure partie de l’oeuvre de V.S. Naipaul se situe dans cette optique. Le milieu trinidadien décrit dans A House for Mr Biswas apparaît ridicule aux yeux du narrateur parce que les personnages d’origine hindoue ne respectent plus que la lettre de leur ancienne culture qui s’est trouvée, à leur insu, modifiée et ‘dévalorisée’ par le mélange avec la culture créole. Malgré la fascination qu’éprouve, à l’évidence, Naipaul pour des personnages si ancrés dans le monde de sa petite enfance, il ne peut s’empêcher de les réduire souvent à un statut de fantoches, de ‘mimic men’ pour reprendre le titre d’un de ses romans. Bien loin d’admirer le syncrétisme culturel de son île des Antilles, Naipaul stigmatise par exemple Mrs Tulsi qui, pour asseoir la puissance économique de son clan, recherche comme époux pour une de ses filles un ‘vrai hindou presbytérien’.

Dans la sphère anglo-saxonne, le concept d’hybrid contesté par l’écrivain samoan Albert Wendt qui y perçoit des relents de théorie raciale et préfère des termes tels que ‘mélange’, ‘fusion’, ‘nouveaux développements’ a connu un certain succès dans les études post-coloniales, notamment à la suite des publications d’Homi Bhabha. Ce dernier prône l’avènement d’une culture internationale qui se démarque de l’exotisme du multiculturalisme, de la diversité des cultures, et s’articule sur l”inter’, l”espace entre’, qui permet d’éviter les polarités et de rendre compte de ce qu’il appelle l’hybridité des cultures. On touche ici à une notion assez proche des théories de Wilson Harris. Les analyses de Bhabha apportent un éclairage nouveau à la notion de ‘mimicry’, de singerie, à laquelle Naipaul a recours pour stigmatiser l’attitude de nombre de coloniaux. Pour Bhabha, cette prétendue ‘singerie’ constitue une forme de camouflage qui permet au colonisé, sous couvert de soumission, de remettre en question le statut de l’autorité coloniale.

A l’inverse de Naipaul, le romancier guyanais Wilson Harris, dont Dominique Dubois examine l’oeuvre, vante les pouvoirs métamorphiques de l’imaginaire interculturel (‘the cross-cultural imagination’). Réagissant contre l’antagonisme larvé qui préside aux rapports entre les différentes communautés de Guyana, Harris souligne l’importance d’une démarche artistique capable de dépasser les préjugés et les stéréotypes. Dans un roman tel que Le Palais du paon la narration débouche sur une vision qui, faute de pouvoir être appelée syncrétique, met en scène des éléments divers appartenant aux fonds culturels

— africain, indien, amérindien, européen — de la Guyana. Ce tableau d’une harmonie presque parfaite qui s’exprime à travers la danse et la musique n’est cependant point une apothéose figée. fi demeure dynamique, à l’image de l’exigence de changement, d’adaptation, de dialogue mutuel qui, selon l’auteur, caractérise toute situation interculturelle. Les cyniques reprocheront son caractère utopique à une telle vision, soulignant que Harris vit depuis trop longtemps en Grande-Bretagne pour garder le contact avec sa patrie d’origine. Il est vrai que la réalité de la vie politique quotidienne donne souvent raison aux oiseaux de mauvais augure.

Le mot ‘multiculturalisme’, souvent valorisé en Europe en raison des valeurs de tolérance qu’il évoque, n’est pas nécesssairement vu sous un jour aussi favorable aux antipodes par des communautés (Aborigènes ou Maori) qui trouvent que ce terme recouvrant la politique de l’état à leur égard se réduit souvent à une rhétorique vide servant à mieux masquer l’arrogance du groupe dominant qui ne tolère que des concessions de surface à l’égard des minorités. Dans ce domaine, les mouvements maori militants réclament donc un véritable biculturalisme qui, selon eux, défendra mieux leurs intérêts. Néanmoins ceci ne peut cacher la réalité syncrétique de la culture maori contemporaine qui dialogue nécessairement avec les autres cultures du monde. Un étranger fraîchement débarqué à Auckland pourra s’étonner de découvrir un aigle ressemblant fort aux totems des Indiens d’Amérique du Nord qui trône sur le pignon de la maison de rencontre (‘meeting house’) construite sur le site historique de Bastion Point, lieu d’une âpre lutte pour la récupération des terres tribales à la fin des années soixante-dix. De même on pourra rencontrer dans la rue des Maori rastas. Dans leur volonté de dégager des représentations fortes pour articuler leur lutte, les activistes maori empruntent tout naturellement des symboles aux mouvements de contestation les plus médiatisés. Sans rien perdre de leur propre originalité, ils s’approprient des signifiants apparus sous d’autres cieux. Dans ‘The Moko of the Pakeha Syncretism in Maori literature’, Otto Heim montre ces processus syncrétiques à l’oeuvre dans la littérature maori tandis que George-Goulven Le Cam démontre bien que des phénomènes a comparables structurent l’art aborigène australien contemporain.

Dans le domaine de l’histoire des religions, le mot ‘syncrétisme’ a souvent été utilisé pour désigner la fusion de deux ou plusieurs religions, de deux ou plusieurs cultes. Le mot semble également posséder une pertinence, aux yeux de certains, dans d’autres champs des sciences sociales où il apparaît sous la plume de littéraires, d’historiens de l’art, d’archéologues, d’ethnologues, et même de linguistes.

Le mot ‘syncrétisme’ (que l’on trouve chez Plutarque dans le De Fraterno Amore) a trouvé sa source dans l’idée du front uni des Crétois, référence à l’accord réalisé entre les cités de Crête, pourtant en rivalité perpétuelle, lorsqu’un ennemi extérieur les menaçait. Il a ensuite été repris lors de controverses théologiques tantôt il désignait la nécessité d’imposer liberté et éclectisme à un excès de rigorisme catholique ou protestant (Erasme), tantôt il servait à stigmatiser des religions dites impures puisque résultant de l’hybridité. Il existerait donc une face positive et une face négative du syncrétisme selon que l’on est partisan du métissage fécond ou ‘puriste’.

On parle souvent de syncrétisme pour désigner le mélange de religion chrétienne et de religions dites animistes dans certaines communautés : Jorge Amado dépeint dans certains de ses romans la manière dont les Brésiliens de Salvador de Bahia, descendants d’esclaves africains, ont fondu dans leur panthéon certains saints catholiques et certaines divinités yoroubas. La vision proposée par Asturias des Mayas du Guatemala suggère peut-être une vision syncrétiste de leur réalité. Dorita Nouhaud montre à quel point l’image de la Mère peut osciller entre Vierge chrétienne et déesse préeuropéenne en Amérique latine. AIme Janquart, quant à elle, étudie un phénomène comparable à propos de l’image du Mauvais Larron dans l’oeuvre d’Asturias.

Pourtant une vision manichéenne qui s’appuierait sur une structure à deux termes ne rendrait que très partiellement compte de la réalité. La religion chrétienne, souvent considérée comme un des termes de cette dyade, n’est-elle pas elle-même le résultat de ‘syncrétismes’ antérieurs comme on le voit en comparant, par exemple (‘Ancien et le Nouveau Testament. L’une des difficultés soulevées par l’utilisation de ce terme provient donc de la difficulté que l’on rencontre à définir de manière stable chacun des termes mis en relation. Force est de constater que cet ensemble est en perpétuelle métamorphose et que toute tentative visant à figer une fois pour toutes ces ‘significations prépondérantes’ pour en tirer une quelconque essence de la culture donnée conduit inévitablement aux hystéries nationalistes qui ont tristement marqué les cent dernières années.

Le syncrétisme ne pose-t-il pas la question du regard de l’observateur qui, lorsqu’il examine des faits humains ou culturels, souhaite parfois trouver des points d’ancrage fixes, non affectés par l’histoire, dans des sociétés isolables et isolées de toute influence extérieure. Cette perspective qu’Edward Said rattacherait peut-être à l”orientalisme’ est celle que l’on retrouve dans les visions européennes du ‘Bon Sauvage’. On a parfois reproché aux anthropologues structuralistes d’avoir une vision uniquement synchronique des sociétés qu’ils observaient. Même si cette perspective est satisfaisante pour l’esprit, elle ne correspond pratiquement jamais à la réalité dans laquelle sociétés et cultures sont en perpétuelle transformation. Dans son article ‘Syncretism ?‘, qui tire les conclusions de son travail sur le terrain dans le Pacifique, Jean Guiart met en garde le lecteur contre une utilisation un peu trop facile du terme ‘syncrétisme’ en ethnologie. Il lui préfère d’ailleurs l’image de plusieurs tiroirs que l’on peut ouvrir alternativement en fonction de la situation dans laquelle on se trouve.

Si, comme il semble bien, aucune société n’a jamais été préservée de l’histoire ou des métissages, à certaines périodes, le processus s’accélère soudain : c’est le cas de l’ère des ‘grandes découvertes’, des conquêtes, de la colonisation, de la traite des Africains. Certaines des sociétés conquises acceptent volontiers les nouveaux éléments qu’elles intègrent dans leur culture en en tirant profit dans la lutte pour le pouvoir, le prestige ou la reconnaissance sociale. Les groupes sociaux qui se considèrent comme laissés pour compte dans leur société d’origine sont, d’habitude, beaucoup plus prompts à acquérir des éléments venus de l’extérieur et perçus comme susceptibles de faire évoluer leur position dans la société. Satisfaisant ainsi leurs nouveaux colonisateurs, ces personnes ‘converties’ ou ‘assimilées’ sont parfois promptes à jouer le jeu trompeur de ce qu’Homi Bhabha appelle ‘mimicry’ feignant de s’intégrer pour mieux se fondre dans le paysage, le colonisé élabore une subtile stratégie de résistance sous les dehors de la soumission.’

Les nouveaux apports culturels ne sont pas nécessairement ressentis comme contraires à leur culture par les peuples qui les assimilent. Très vite après la colonisation du Pacifique Sud à la fin du dix-neuvième siècle, certains peuples comme les Samoans ont rapidement intégré le christianisme apporté par la London Missionary Society qui est maintenant ressenti comme une religion native, proprement ‘pacifique’. Certains aspects de la culture ancienne (le système des ‘matai’, les luttes de prestige entre eux, le système complexe de dons et les échanges de services qui régissent la société samoanne) qui, vus de l’extérieur, sont contradictoires avec la charité chrétienne, ne sont pas perçus de l’intérieur comme des contradictions insolubles. Il suffit de lire Leaves of the Banyan Tree, roman du Samoan Albert Wendt, pour s’en convaincre. Des croyances ou des pratiques qui apparaissent aux yeux d’Européens comme radicalement incompatibles ne le sont pas directement par d’autres peuples, constation qui force à adopter une approche relativiste lors de l’étude de faits culturels.

Les discussions concernant la validité du tenue ‘syncrétisme’ reposent en partie sur le jugement que l’on peut porter sur une vision dualiste de la réalité. Appeler telle culture ou telle religion ‘syncrétique’ peut parfois présupposer que cette entité manque de pureté, d’authenticité. On trouve, notamment chez des critiques conservateurs, une nostalgie de cette unité des origines, d’un certain classicisme rassurant où aucun élément étranger ne devrait ‘contaminer’ l’édifice si patiemment érigé. V.S. Naipaul a pu ainsi ridiculiser la cultur ‘bâtarde’ de son île qu’il identifie dans ses premières oeuvres à une non culture, précisément parce qu’elle trouve ses sources dans l’Afrique remémoré par les descendants d’esclaves exilés, dans l’inde musulmane ou hindouiste c dans une certaine vision de la ‘mère-patrie’ britannique. il fustigera ainsi dar A House for Mr Biswas ces pandits hindous réformistes et syncrétiques qi cherchent à trop rivaliser avec le christianisme sur un terrain relèvant autant d distinctions politiques et sociales que de la religion. A l’inverse, le poète Deri Walcott écrit que ‘quelque chose remue en moi lorsque je vois le mot asha ou le mot Warwickshire, qui tous deux évoquant les racines de mes grand pères donnent nom à ce bâtard sans honte et sans fierté, cet hybride, (Antillais’.’ Le Martiniquais Edouard Glissant va jusqu’à écrire da Introduction à une politique du divers:

La thèse que je défendrai… est que le monde se créolise… les cultures du mo mises en contact de manière foudroyante et absolument consciente aujourd’hui unes avec les autres se changent en s’échangeant à travers des heurts irrémissibles, des guerres sans pitié mais aussi des avancées de conscience et d’espoir…

Jean Leclerc voit d’ailleurs dans cette créolité un espoir d’évolution pou littérature de la Caraïbe contemporaine.

Le ‘syncrétisme’ qui naît au contact d’une culture conquérante et d culture colonisée implique souvent une hiérarchisation entre culture dominante et culture minoritaire. Il ne s’agit donc pas de faire preuve d’un optimisme béat. A l’inverse on trouvera des théoriciens pour affirmer que, même syncrétisme naît du conflit, de la conquête et parfois de l’horreur, il contient des germes éminemment féconds. Bien loin de prôner la revanche du colonisé le romancier et penseur guyanais Wilson Harris affirme qu’aucune des parcelles de cet ensemble multiculturel né de la conquête ne doit être négligé. Sinon, selon lui, colonisateur et colonisé en seraient tous deux appauvris. Pour lui, c’est au contraire la trace laissée par la culture minoritaire — et qui se réduit à l’état de fossile presqu’invisible — qui peut revivifier toute la dans une polarisation et un antagonisme destructeurs.

A l’inverse du phénomène de fusion syncrétique, il existe aussi, dans certaines sociétés jadis colonisées, des mouvements à travers lesquels une culture menacée de disparition à la suite d’une conquête extérieure ou par les changements mal assimilés survenus dans sa propre désire retourner aux origines de sa propre culture. L’époque des indépendances a été pour les pays anciennement colonisés l’occasion d’une redéfinition de leur rapport avec leurs propres origines, ou ce qu’elles considéraient comme telles. Mais ces ‘origines’ étant par nature impossibles à atteindre ou à recréer, il a fallu avoir recours au ‘récit’ de ces origines. Ce récit correspondait d’habitude à une vision pragmatique du type d’histoire qui pouvait recueillir l’adhésion du peuple tout en servant les intérêts des nouveaux dirigeants. Dans des cas extrêmes, ceci a conduit à une forme d’intégrisme d’autant plus violente que la culture native avait été dévalorisée ou niée par l’envahisseur. Cependant dans leur majorité, les peuples se sont refabriqué des cultures originelles qui représentaient leur manière de refuser explicitement le syncrétisme, de retourner à des origines qui se voulaient pures.  Paradoxalement, ces ‘origines’ tant valorisées s’avèrent beaucoup plus es qu’il n’y paraît au premier abord. Nombre des représentations mythiques auxquelles certains activistes maoris adhèrent actuellement sont le résultat de réinterprétations souvent effectuées par des missionnaires ou ethnologues européens du siècle dernier. Les outils mêmes de la résistance à culturelle pakeha sont fortement imprégnés de la culture face à laquelle on tente donc de se démarquer, ce qui ne signifie d’ailleurs pas qu’ils deviennent de ce fait inopérants.

Il n’est pas toujours nécessaire de choisir entre un type de représentations (celles fournies par le colonisateur, par exemple) et l’autre (celles venant de sa propre culture). Beaucoup se sentent parfaitement à l’aise dans l’une et dans l’autre. Toute culture étant par définition en mouvement, inscrite dans l’histoire, il semble parfaitement possible d’adhérer à plusieurs types de représentations culturelles sans ressentir le besoin de n’en garder qu’un type.

Ce phénomène que d’aucuns appellent ‘syncrétisme’ a des retombées importantes dans le domaine de la théorie des genres en littérature et en art. La question du ‘réalisme magique’ se réduit-elle à une structure à deux termes à l’intérieur de laquelle les auteurs se contenteraient d’allier un réalisme purement occidental à une magie purement autochtone ? Quel est le statut des romanciers concernés par rapport à chacun de ces éléments ? Souvent ils ne connaissent la culture ‘locale’ que de manière’ secondaire, dérivative, à travers des précis d’anthropologie rédigés par des Occidentaux. Leur prétendue ‘fraîcheur’, leur ‘naïveté’ supposée cache souvent une sophistication très grande (le cas de Garcia Mârquez).’ Nombre de classifications génériques paraissent difficiles à appliquer dans des contextes interculturels dans la mesure où, se fondant sur la distinction entre deux niveaux, le ‘réel’ et l”imaginaire’, ils présupposent un niveau de ‘réel’ qui requiert l’assentiment de l’auteur et du    lecteur.

La langue elle-même peut faire l’objet de transformations parfois appelées ‘syncrétiques’. On examinera à ce propos le phénomène de la ‘translitération’ dont l’un des exemples les plus extrêmes est fourni par The Voice du romancier nigérian Gabriel Okara, dans lequel l’auteur tente de reproduire aussi fidèlement que possible en anglais des structures qui appartiennent à sa langue d’origine l’ijaw. Un autre Nigérian, Chinua Achebe, affirme son droit de s’approprier l’anglais, langue de communication internationale, et de lui faire remplir des fonctions qu’il n’avait jusqu’alors jamais eu à remplir. Les écrivains maori Witi Ihimaera et Patricia Grace exploitent avec talent les mêmes possibilités interculturelles.

Une bonne allégorie des pouvoirs du syncrétisme ne se retrouve-t-elle pas dans les personnages de ‘tricksters’, de ‘décepteurs’, que tant de cultures dites minoritaires ou dominées possèdent (Brer Rabbit chez les Afro-Américains, Anancy chez les Antillais). Là où la force ne permet pas la victoire, la ruse, la possibilité de jouer sur plusieurs plans à la fois en tirant le meilleur parti de tous les atouts à sa disposition, quelle qu’en soit l’origine, n’est-elle pas une démonstration de ce que le syncrétisme fonctionne superbement?

Tables des matières :

Jean-Pierre Durix : Syncrétisme? Acculturation ? Multiculturel ? Interculturel ? Une simple question de terminologie ? (pp. 1-12)
Gilles Sauron : Syncrétismes romains dans l’antiquité (pp. 13-24)
Jean Guiart : Syncretism? (pp. 25-30)
Anny-Claire Jaccard : Nourriture et syncrétisme dans les littératures méditérranéennes et afro-antillaises d’expression française (pp. 31-44)
Dorita Nouhaud : L’image de la Mère, Vierge ou déesse, en Amérique Latine (pp. 45-54)
Aline Janquart : Maladrón de M.A Asturias, ou l’étonnante rencontre du Mauvais Larron et de Cabracán, dieu maya des secousses sismiques (pp. 55-64)
Jean Leclerc : Le syncrétisme dans la littérature de la Caraïbe (pp. 65-72)
Dominique Dubois : La dimension interculturelle dans l’oeuvre de Wilson Harris (pp. 73-80)
Jacqueline Bardolph : Le syncrétisme dans le roman indien d’aujourd’hui: une esthétique du multiple (pp. 81-90)
Otto Heim : The Moko of the Pakeha: Syncretism in Maori literature (pp. 91-102)
Albert Wendt : Tatauing the Post-Colonial Body (pp. 103-114)
Georges-Goulven Le Cam : Going walkabout with the Whitefella: Cultural Syncretism in Modern Aboriginal Art (pp. 115-130)

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