Discours et genres rebelles

(XXe-XXIe siècles)

Prix public : 22.00€ + frais de port

n°28


Préface

Ce volume consacré aux discours et genres rebelles s’inscrit dans la continuité de la réflexion collective de l’association Hispanística XX amorcée lors du colloque 2009 consacré à la dialectique « Transmission / Transgression » , apportant ainsi un prolongement naturel aux travaux entrepris par les hispanistes du Centre de Recherche Interlangues Texte, Image, Langage.
Nous entendrons ici « discours » et « genres » dans une acception assez large puisque la perspective d’étude se veut plurielle, sémiotique et herméneutique, sans exclure les approches plus proprement linguistiques ou historicistes. Le mot « genre » est employé dans plusieurs domaines (ceux de la biologie, de la grammaire, ou des mathématiques par exemple). En tant que trait grammatical, le genre permet de répartir certaines classes lexicales (noms, adjectifs…) en un nombre fermé de catégories (masculin, féminin, neutre). Généralement arbitraire, il peut être également réel, l’opposition masculin/féminin reposant alors sur l’opposition homme/femme (ou mâle/femelle). Dans le domaine des sciences sociales, le genre indique le « sexe social » , c’est-à-dire le sexe ressenti, distinct du sexe biologique. Il désigne alors l’identité psychique et sociale que l’on peut associer aux concepts d’homme et de femme. Dans cette perspective, un genre rebelle pourra être une identité entrant en conflit avec le sexe biologique (le cas du transgenre par exemple), une identité où les données biologiques et socioculturelles ne coïncident pas. Dans le domaine des arts et de la littérature, le genre désigne le classement d’œuvres définies par des caractères communs . Sur le plan littéraire, la doxa contemporaine a tendance à opposer empiriquement trois macro-genres : le roman, la poésie et le théâtre. Mais cette notion de genre est une notion floue et labile que la modernité littéraire, depuis les débuts du Romantisme, a tendance à contester.
En effet, nous avons vu se succéder, depuis Platon , différents systèmes de classification des genres reposant tantôt sur un caractère prescriptif ou normatif  pour les plus anciennes, tantôt sur un caractère davantage descriptif  pour les plus modernes. Pour Jean-Marie Schaeffer (Qu’est-ce qu’un genre ? ), les genres consistent en des contraintes discursives qui relèvent de niveaux divers . L’auteur distingue trois types de conventions : les conventions constituantes (des conventions pragmatiques qui instituent l’activité qu’elles règlent ), les conventions régulatrices (des conventions textuelles qui portent sur l’organisation formelle et sémantique du discours ) et les conventions traditionnelles (des conventions textuelles qui portent sur le contenu sémantique du discours ). La violation ou le non-respect de ces deux dernières conventions en viendra à modifier le genre du texte.
Ainsi, un auteur écrit (ou filme) en respectant ou en transgressant des conventions discursives, des codes préétablis, tandis qu’un lecteur (ou un spectateur) appréhende l’œuvre en se référant à un « horizon d’attente »  générique qui pourra donc être satisfait ou déçu.
Mais à partir de quand un discours est-il rebelle  ? En quoi le langage, verbal ou non verbal, peut-il servir un acte de subversion ? L’intitulé de cet ouvrage collectif pourrait annoncer une série de réflexions sur les outils langagiers de la rébellion politique, idéologique ou sociale, qui ont fait l’objet de travaux récents . Or, le champ d’exploration retenu pour cette étude plurielle porte plus précisément sur des formes d’expression littéraires ou artistiques de la culture hispanique contemporaine, à première vue plutôt académiques : prose de fiction, poésie, théâtre, cinéma. Mais à y regarder de plus près, chacun de ces langages à disposition des créateurs se prête à des distorsions ou à des usages non-conventionnels qui témoignent de rébellions de différents ordres sans restreindre le propos à la question des avant-gardes, qui ont donné lieu pour le domaine hispanophone à une pléthore de travaux spécialisés selon les aires géographiques et à une périodisation chronologique débutant avec le XXe siècle .
Le présent ouvrage entend se démarquer résolument de ce type d’approche en choisissant de s’interroger sur l’existence de genres, sous-genres ou discours considérés comme « rebelles », au sens où ils sont le vecteur privilégié d’une forme de contestation qui choisit l’art comme moyen d’action, à des fins politiques et sociales comme à des fins esthétiques (les deux aspects étant toujours liés, tant chez les artistes délibérément « engagés » que chez des auteurs revendiquant une expression libre de tout assujettissement politique).
L’histoire de l’Espagne et de l’Amérique hispanophone a été un terreau fertile pour l’émergence de discours dissidents, « rebelles », allant tour à tour à l’encontre des dominants rhétoriques du pouvoir établi, des idéologies et des dogmes qui alimentent les discours dominants ; mais si les genres oratoires ou scripturaux relevant du politique sont une des formes privilégiées du discours de la contestation, le présent ouvrage abordera cet aspect à travers le prisme de réalisations expressément artistiques et/ou littéraires, parfois en mode mineur (lorsque le texte est support de chansons contestataires  notamment).
L’ensemble des contributions à cette réflexion collective aborde en effet des manifestations verbales ou non-verbales de la rébellion dans des œuvres visant à discuter, déstabiliser, rénover, transformer les formes convenues ou la pensée dominante du « politiquement correct ». À rebours des esthétiques canoniques, les formes étudiées dans cet ouvrage relèvent davantage de discours artistiques « à la marge », c’est-à-dire marginalisés par la critique académique (dans le domaine des lettres, paralittérature, sous-littérature), plutôt que de littératures « marginales » ou plutôt « marginalisées » ou « mises à la marge », selon la terminologie employée par María Cruz García de Enterría, lorsqu’elle définit « las literaturas marginadas »  par opposition aux œuvres relevant de la « literatura marginal » :
No debe confundirse marginada con marginal que, en castellano actual, lleva implícitas referencias a posturas adoptadas voluntariamente por quienes cultivan ese tipo de literatura; piénsese, por ejemplo, en algunas literaturas que llamamos marginales, como la literatura underground, e incluso la de vanguardia, ambas con claro propósito de transgresión, o en tantas otras que pueden ser, simplemente, marginales porque la sociedad margina a sus autores antes que a sus obras, o se marginan ellos mismos .
Ce sont donc des formes d’expression, écrites ou audio-visuelles, adoptant une posture provocatrice et critique vis-à-vis des normes esthétiques mais aussi morales de l’époque contemporaine dans l’aire hispanique, surgies au long du XXe siècle ou dans la première décennie du XXIe  qui sont examinées dans ce livre.

Une première série de textes renvoie à la posture même du rebelle, entendu comme individu et/ou artiste refusant les codes conventionnels du pacte social. Regroupés sous l’intitulé « Crier sa révolte à la face du monde : les langages des écorchés vifs », cette première partie aborde différents langages agressifs et violents qui prennent à témoin le destinataire, qu’il s’agisse de l’interpeller directement, de le rendre complice d’une réalité marginale ou hors-normes ou de prétendre l’inciter à une prise de conscience critique, morale ou autre, réactionnaire ou progressiste face à des représentations « dérangeantes », inspirant donc une révolte sourde ou explicite, sur le mode de la compassion ou du dégoût.
Ainsi, la contribution d’Hélène Fretel, « Langue et violence dans Días de guardar de Carlos Pérez Merinero », pose-t-elle d’emblée la question de l’agressivité d’un discours littéraire ordurier assumé par le truchement de la fiction par un protagoniste narrateur qui fait de son lecteur le témoin passif des forfaitures d’un violeur en série. L’analyse des formes d’agression verbale démonte les liens entre les différentes formes de transgressions langagières dans une perspective avant tout linguistique (étude fonctionnelle des jurons, obscénités, injures), où convergent caractère performatif de l’insulte et point de vue pragmatique au service d’une stratégie romanesque obligeant le lecteur, pourtant agressé par ricochet par les formes appellatives du narrateur-insultant, à approuver le comportement d’un antihéros. Explorant avec complaisance les tabous d’hier (sexuels, moraux) dans une langue qui ne cherche pas à justifier les actes du protagoniste mais à faire pénétrer le lecteur dans sa conscience perverse, Carlos Pérez Merinero apparaît alors comme un maître dans l’art de manier la violence verbale pour apostropher le lecteur et le renvoyer à la contemplation complice d’une société aussi corrompue que son abominable personnage.
La seconde étude, haute en couleurs, révèle, dans une perspective toute différente, des choix d’écriture ultra-contemporains qui repoussent les limites du dicible : dans « Silicone à gogo pour travelo : Continuadísimo de Naty Menstrual », Dorita Nouhaud brosse le portrait sans fard d’une figure tout aussi dérangeante que fascinante, l’écrivaine et blogueuse argentine Naty Menstrual, personnalité hors-normes faisant de l’écriture un exutoire, s’autorisant les récits les plus sordides pour dépeindre le monde marginalisé qu’elle connaît de l’intérieur, en tant qu’artiste et travesti de Buenos Aires. S’attachant à décrire le monde de la pornographie, de la prostitution, notamment homosexuelle, et du transformisme, Naty Menstrual n’épargne à son lecteur ni la scatologie, ni l’horreur outrancière et lui dévoile des corps fourvoyés, des vieilles décaties et faméliques dans un langage aux antipodes du politiquement correct, où le rire corrosif cache mal la souffrance d’un être écorché-vif. Au-delà de la provocation de l’écriture à l’œuvre dans Continuadísimo (2008), surnage la dénonciation du fascisme ordinaire présent en Argentine et les dérives sexuelles d’une bourgeoisie s’affichant comme bien pensante et imposant des normes morales patriarcales d’un autre temps. Ce cas emblématique d’une écriture trash et déjantée s’exposant sur internet fait porter la réflexion sur le rapport problématique qu’entretiennent ces écrivains de l’âge des nouvelles technologies communicationnelles (blogs, publications virtuelles) avec l’establishment littéraire accompagné de son appareil commercial.
Dans l’étude suivante retentit le cri strident et discordant d’un rebelle représentatif d’une forme d’expression contestataire particulièrement prégnante au XXe siècle, tant en Espagne qu’en Amérique Latine : la chanson à texte ou canción protesta. Raquel Manzano, dans « La poesía-protesta de Manuel Pacheco (1920-1998) », analyse le cas singulier de cet auteur qualifié par Camilo José Cela de « poeta a contrapelo ». Collaborateur de nombreux chanteurs engagés, il manie une écriture poétique qui se veut transgressive et par sa forme et par son propos. Créateur de compositions hybrides (telles que ses prosemas à mi-chemin entre prose et poésie), de poèmes subvertissant des moules poétiques consacrés (antisonetos, antidécimas), ses actes de rébellion poétique passent également par des prises de position contestant l’ordre établi (poèmes érotiques ou compositions dénonçant les injustices sociales) allant parfois jusqu’à l’invective ou le choix d’une langue-repoussoir confinant à l’antipoésie et se plaçant à rebours du canon lyrique dominant. La voix du poète n’est plus alors que cri de révolte, déversant de stridents « “antiestéticos” aullidos provocados por una sociedad por demás cruenta y enajenante en que vivimos », pour reprendre la formule de Sergio Darlín .
Le cri de révolte prend une autre voie dans le type de discours examiné par Laureano Montero dans « Vidas rebeldes: discursos sobre la delincuencia juvenil en el cine quinqui ». Cette approche d’un sous-genre cinématographique dont les héros sont des adolescents à la dérive, des « loubards » de la banlieue madrilène des années 70-80, met l’accent sur trois cinéastes abordant la délinquance et le langage des jeunes frappés de plein fouet par la crise économique au moment de la Transition démocratique espagnole : les films de de la Loma, Eloy de la Iglesia et Carlos Saura retenus pour cette étude témoignent de choix esthétiques oscillant entre docu-fiction et cinéma de genre et d’une évolution du regard porté sur cette génération en perdition allant de la compassion paternaliste et moralisatrice à la dénonciation des manquements de la société vis-à-vis d’une jeunesse révoltée, mais sans véritable cause à défendre. Ces films évoquant des tranches de vies de jeunes laissés à la marge du développement économique et urbanistique, héros malgré eux de forfaitures qui les conduisent à l’incarcération ou à la mort, laissent une large part à l’expression du langage verbal et des formes culturelles constituant des signes identitaires majeurs non seulement pour l’objet représenté mais aussi pour une large part du public visé. En effet, l’auteur de cette étude met en avant l’émergence d’une quinquixploitation, à la manière de la blaxploitation nord-américaine. Cinéma sur la rébellion de certains jeunes, le cinéma quinqui pourrait alors se comprendre comme un cinéma pour jeunes rebelles, et au-delà, comme porte-parole d’une révolte qui ne sait pas se dire.

Le second volet du présent ouvrage aborde la question des genres rebelles sous un angle plus esthétique. Intitulé « Se rebeller contre les formes convenues : la subversion esthétique de genres littéraires ou artistiques établis », il regroupe quatre chapitres consacrés à des formes emblématiques de renouvellement esthétique.
L’étude de Marta Álvarez prolonge en quelque sorte l’analyse de Laureano Montero au sens où, s’intéressant également au discours cinématographique, elle aborde des formes actuelles contournant les circuits de production commerciaux, au service d’une esthétique souvent anticonformiste. « El cine del siglo XXI: chico y rebelde » dresse un état des lieux du cinéma espagnol le plus actuel, en pleine révolution esthétique du fait des nouvelles possibilités de réalisation, de tournage mais aussi de diffusion qu’ont générées les nouvelles technologies (caméras numériques et web). L’étude porte plus particulièrement sur le court-métrage, genre cinématographique considéré comme mineur, qui connaît une expansion sidérante ces dernières années, sous des formes en rupture avec les normes qui régissent l’art du cinéma et qui témoignent d’une résistance virulente à l’industrie cinématographique et aux productions commerciales. Genre éminemment rebelle, ce « cine chico » prend souvent l’aspect de « cortos de guerrilla », lorsque ses auteurs font le choix d’une esthétique radicale, expérimentale ou avant-gardiste. Il est aussi le lieu d’un renversement des instances de communication de la création conventionnelle, faisant souvent du spectateur-blogueur un co-créateur potentiel, sur le mode de la vidéo amateur, du clip parodique ou de la création collective d’internautes, donnant lieu à un cinéma participatif et interactif qui démocratise la notion même de créativité et renoue avec les origines de la culture « populaire », collective et anonyme.
Dans un autre registre, celui de l’écriture expérimentale avant-gardiste en prose d’une génération littéraire en rupture, la génération de 90 en Argentine, Ewa Bargiel (« Ilusiones ópticas de la literatura. Experimentación genérica en “Apuntes para una teoría del cuento” de Rodrigo Fresán ») aborde les déplacements, décentrements, semblables à des mirages déformants dans l’œuvre de Rodrigo Fresán. S’il conteste toute appartenance à un groupe, courant ou école, cet auteur n’en est pas moins représentatif d’une génération d’écrivains postmodernes, revendiquant une absence de pères d’écriture. L’analyse montre comment cet auteur relit les mythes et symboles de l’héritage culturel argentin dans une optique rebelle fondée sur la pluralité formelle, la parodie, la désacralisation. L’essai examiné tout particulièrement est un texte croisant discours littéraire et réflexion critique tout en recourant aux codes paralittéraires tels que la Série B ou la science-fiction, provoquant chez le lecteur une sorte d’effet d’optique trompeur et déstabilisant qui le contraint à revoir les codes du pacte de lecture traditionnel tant fictionnel qu’essayistique.
Les remises en cause génériques dans l’écriture et la mise en scène théâtrale sont explorées dans l’étude suivante, consacrée à un cas particulier révélateur de la période historique des avant-gardes péninsulaires. Laurent Marti, dans « El pavoroso caso del señor Cualquiera de Gonzalo Torrente Ballester : le manifeste d’un dramaturge rebelle » offre un éclairage nouveau sur un auteur davantage connu pour son œuvre narrative. Cette première œuvre théâtrale de Torrente Ballester dramatise le problème existentiel exposé par Ortega y Gasset en 1931 : l’homme est jeté à la vie de façon soudaine et, pour avoir une véritable existence, il doit prendre position dans son rapport au monde, sans quoi l’existence est privée de sens. Les mouvements d’avant-garde que Torrente a fréquentés à Madrid lui fournissent les outils de son projet de rénovation théâtrale. S’intéressant au rôle dévolu à la fiction dans l’épanouissement de l’homme, la mise en scène de ces problématiques philosophique et artistique s’accompagne d’un manifeste contre la « alta comedia », qui monopolise la scène de l’époque de façon conventionnelle. L’étude examine comment Torrente se réapproprie des genres de la tradition théâtrale ancienne – la commedia dell’arte, la farce, mais aussi l’auto sacramental –, pour bâtir sa proposition d’un théâtre alternatif, aux antipodes du réalisme mimétique du théâtre bourgeois et commercial des années 30, et dont la nouveauté lui vaudra de ne pas être représenté.
Toujours dans la perspective d’une remise en cause de moules littéraires confortés par des succès de librairie auprès d’un public paresseux, Cécile François, quant à elle, propose avec « Enrique Jardiel Poncela, un iconoclaste littéraire » une analyse de la posture à contre-courant d’un auteur du début du siècle s’en prenant à la littérature amoureuse (allant du roman à l’eau de rose au récit pornographique), à la façon d’un nouveau Cervantès, usant du pastiche et de la parodie pour mieux dénoncer les recettes convenues de ce genre, certes mineur, mais extrêmement en vogue à la charnière du XIXe et du XXe siècles. L’étude de la trilogie romanesque de Jardiel Poncela (Amor se escribe con hache ; Espérame en Siberia, vida mía et Pero… ¿hubo alguna vez 100000 vírgenes?) s’attache à mettre au jour les ressorts de cette attaque des récits sentimentaux, jouant d’une ironie mordante et démystifiante, d’un ton railleur, empreint d’agressivité pour mieux souligner les clichés d’une paralittérature sclérosée. Relevant davantage de l’invective humoristique que du pamphlet didactique, cette écriture au second degré n’est pas subversive que dans sa forme : la démystification des motifs du roman de gare sentimental pimenté révèle en creux une remise en cause de l’idéologie paternaliste et conservatrice que colportent ces fictions stéréotypées en vogue. Une idéologie dominante à l’opposé de la vision anticonformiste de l’« autre génération de 27 » à laquelle appartient Jardiel Poncela et qui, sous l’égide de Ramón Gómez de la Serna, revendique une avant-garde placée sous le signe d’un humour corrosif et ravageur, fondé sur la subversion de clichés, le détournement de moules traditionnels, le dynamitage de pratiques stylistiques et narratives « faisandées ». La régénérescence de l’écriture est dès lors perceptible au-delà de la destruction des idoles.
Parodie, pastiche, collage, telles sont donc les armes de ces rébellions contre les genres établis, à l’œuvre tout au long de la période contemporaine et sous toutes les latitudes de l’aire hispanophone, même si les modalités et les chronologies divergent quelque peu.

Le troisième et dernier volet du présent ouvrage, « Révéler par la rébellion : faire et défaire les genres sans en avoir l’air » examine des attitudes plus improbables et moins explicites de l’anticonformisme et de la contestation de l’ordre, de la morale ou du canon esthétique en vigueur.
La contribution d’Emmanuel Levagueresse, consacrée à un court recueil de Federico García Lorca resté longtemps inaperçu et sujet à des interprétations contradictoires, examine un choix d’expression poétique pour dire l’indicible. « Sonetos del amor oscuro de Federico García Lorca : rébellion du/des genres, obscurité du désir et nécessaire fragmentation du discours amoureux “différent” » révèle en effet une sorte de provocation morale dans le choix même d’une facture classique (le sonnet) pour faire entendre ce qui n’est autre qu’un chant d’amour homoérotique, dit de manière oblique. Cette rébellion détournée, qui peut passer inaperçue du lecteur non averti, sert l’expression d’un amour marginalisé et affirme le droit à « dire de manière distincte un sentiment distinct ». Le recueil de Lorca apparaît ainsi comme le lieu inattendu d’un engagement à la fois esthétique et vital, où le poète, révélant de façon cryptée et fragmentée l’être aimé et la nature homosexuelle de son amour, rejoint l’exigence universelle d’une liberté d’expression et de vie intime que la société des années 30 lui interdit. Les motifs du secret, les images violentes, la mise en abyme de l’obscurité de ces sonnets consacrés à un « amour obscur » / « obscur amour » apparaissent au terme de l’analyse comme autant de signes cryptés d’une contestation subtile et discrète, mais néanmoins exprimée, d’une répression effective et bien réelle des amours interdites, dans l’Espagne des années 30, mais qui vaudrait pour tous les amours sous tous les cieux.
La contestation ambiguë du/des genres littéraires établis avec une répercussion d’ordre social est également à l’œuvre dans l’étude de Cécile Bertin-Élisabeth, « Le genre picaresque ou la dissidence non-affichée ». L’auteur affirme d’emblée un propos audacieux : s’il est communément admis que le genre picaresque archétypique, par l’assignation de l’instance narrative à un personnage de la marge (le « yo » du pícaro), constitue en soi un genre transgressif au moment de son émergence, les débats critiques contemporains sur le caractère subversif ou simplement documentaire des récits de pícaros témoignent d’une variabilité d’interprétations possibles qui interdit d’enfermer ce genre né au cœur de l’Espagne classique dans une taxinomie figée. Le questionnement du panorama théorique contemporain sur les délimitations de ce genre amène l’analyse à s’arrêter sur la dynamique utopique qui caractérise les œuvres modéliques du genre. La réflexion défend la thèse selon laquelle les autobiographies fictives de pícaros reflèteraient une idéologie commune partagée qui ne serait révélée qu’à la lumière de novelas picarescas plus récentes. Examinant la filiation picaresque de deux récits américains, El Lazarillo en América (1923) du Panaméen José Narciso Lasso de la Vega et Don Pablos en América (1932) du Vénézuélien Enrique Bernardo Núñez, l’étude invite à une relecture de ce genre classique, qui, lorsqu’il est réinvesti au XXe siècle, s’avère être le vecteur de subversions ambivalentes, puisque ces deux récits consacrent l’intégration sociale du pícaro d’une façon bien différente des réécritures contemporaines péninsulaires du Lazarillo, telle La familia de Pascual Duarte, où la dissidence idéologique et la posture subversive de contournement de la censure pour dénoncer la sclérose et la déchéance morale de l’ordre établi dans l’Espagne des années 40 sera bien plus flagrante.
D’un continent à l’autre, d’une décennie à l’autre, ce parcours invite à une réflexion sur les va-et-vient entre inscription dans un genre de discours et modalités de contestation, ouverte ou larvée, selon les conditions d’expression possibles. Ainsi, l’ouvrage se clôt-il sur une étude de synthèse signée par Anne Charlon, où, balayant l’ensemble de l’écriture romanesque espagnole contemporaine, l’auteur pose le problème de la vocation à la rébellion du genre romanesque. « La novela, ¿género rebelde? » prend comme point de départ le pronostic pessimiste d’Ortega y Gasset et d’Alain Robbe-Grillet qui, à 30 ans d’intervalle (1925 et 1956 respectivement), annonçaient la mort du roman et l’analyse s’attache à souligner la persévérance même de ce genre d’un autre siècle comme une forme suprême, quoiqu’inattendue, de rébellion. Rappelant les formes avant-gardistes nées en Espagne dans les années 25-30 en réaction contre les schémas narratifs du roman réaliste du XIXe siècle, comme le fera plus tard le « Nouveau Roman » en France avec des propositions expérimentales analogues, l’auteur parcourt les différentes étapes d’innovation romanesque du siècle passé. Le roman de guerre juxtaposant les points de vue (comme Imán de Ramón José Sender), le roman social d’après-guerre (dont le « realismo crítico » des années 50), sont autant de formes marquantes de rébellion contre l’ordre social et politique du franquisme, même s’ils se caractérisent par une soumission à des schémas esthétiques figés et à un circuit éditorial commercial. Le roman expérimental des années 60-70 répond à un besoin de renouvellement formel, compatible avec un engagement social, mais apparaît comme une rébellion coupée de son véritable destinataire, lorsqu’elle ne s’adresse qu’à une élite. La période la plus récente semble laisser s’installer une rébellion plus modérée, acceptable par un large public, mais soumise à la loi du marché. Peut-on encore parler de discours rebelle lorsqu’il accepte de telles compromissions ?

Au terme de cette réflexion croisée sur les discours et genres rebelles qui ont caractérisé l’écriture littéraire et cinématographique hispanique contemporaine se pose donc la limite de ces postures et de ces langages pour dire la révolte. Malgré l’influence des modes, malgré le poids de l’establishment éditorial ou le carcan de l’industrie cinématographique, les formes les plus actuelles d’écriture rebelle, s’appropriant la communication directe que permet internet, semblent bien confirmer la persistance de la revendication libertaire de Gabriel Celaya, où « poésie » peut se lire dans son sens étymologique de « création » :

Cuando ya nada se espera personalmente exaltante,
mas se palpita y se sigue más acá de la conciencia,
fieramente existiendo, ciegamente afirmando,
como un pulso que golpea las tinieblas,
Cuando se mira de frente
los vertiginosos ojos claros de la muerte,
se dicen las verdades:
las bárbaras, terribles, amorosas crueldades.
Se dicen los poemas
que ensanchan los pulmones de cuantos, asfixiados,
piden ser, piden ritmo,
piden ley para aquello que sienten excesivo. […]
Son palabras que todos repetimos sintiendo
como nuestras, y vuelan. Son más que lo mentado.
Son lo más necesario: lo que tiene nombre.
Son gritos en el cielo, y en la tierra, son actos .
Ou pour le dire dans un registre plus prosaïque, et en guise d’envoi : ¡Basta ya!…

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