EAN : 9782905965646
Préface:
‘Do I contradict myself? Very well then I contradict myself,
(I am large, I contain multitudes.)
Par quelle démarche, par quels mots parvient-on à se dire sur le papier, pour autrui, ou même pour soi? Se dire tel que l’on se croit être, ou tel que l’on s’aimerait, ou encore tel que l’on voudrait que la postérité, le public, ou même nos proches nous imaginent. Les voies de cette écriture de soi sont multiples, certaines apparaissent pudiques, discrètes, nécessitent un déchiffrage patient du lecteur qui cherche entre les lignes des significations cachées, d’autres se veulent tonitruantes, publiques à l’extrême, manipulatrices, mais au fond la finalité est la même: fixer par des mots une certaine image de soi. Se dire pour se définir. Et se définir parce qu’il s’agit là d’une entreprise essentielle.
Ce livre est consacré à l’étude de textes privés, dans lesquels le locuteur se livre à lui-même, à un ami ou à son public, de manière plus ou moins directe, plus ou moins ouverte. Ce locuteur est parfois aussi un écrivain, un poète, un dramaturge; la valeur de ses écrits intimes gagne alors souvent à être analysée en regard de son oeuvre; mais dans d’autres cas, il s’agit simplement d’un être humain, qui, pour une raison particulière, a un jour décidé de choisir une feuille de papier pour confidente. L’usage qui est alors fait de l’écriture diffère du travail de professionnels, mais ces textes méritent également notre attention, les voix qui les ont prononcés se font encore entendre longtemps après leur création.
Les enjeux théoriques diffèrent selon la profession du locuteur: il est certain que Coleridge écrivant ses carnets n’en avait pas la même conception que Marie Rolland, ‘simple fille d’officier’, lorsqu’elle tenait son journal. Alors que dans un cas l’écriture privée se mesure à la lumière de l’oeuvre, que nous le voulions ou non, dans l’autre elle se suffit à elle-même, mérite l’attention en tant que témoignage humain. Mais les deux se rejoignent dans l’effort que manifestent tous ces écrivains, de manière plus ou moins sophistiquée, de manière plus ou moins naïve, pour trouver des mots, un espace d’écriture dans lequel ils peuvent se dire librement.
Nous avons ici cherché à mieux cerner cette notion même d’écriture de soi, à mesurer jusqu’où le privé peut aller, même lorsque le texte sera rendu public, et réciproquement dans quelle mesure la publication prévue ou anticipée influe sur la nature de l’écrit privé; dans le cas de Virginia Woolf, et du journal tel qu’il fut publié par son époux, Jacqueline Jondot s’interroge même sur la manière dont une édition posthume modifie la nature de l’écrit privé.
Dans Le pacte autobiographique, Philippe Lejeune insistait précisément sur la notion de pacte établi entre l’auteur d’une autobiographie et son lecteur, pacte par lequel la nature et la fonction de l’autobiographie se trouvaient définies, précisées de manière explicite. Il définissait alors l’autobiographie en ces termes :
Récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité.
Certes, les auteurs dont nous parlons ne s’inscrivent pas dans ce type de pacte, malgré un désir clair de raconter leur vie. Tout d’abord, contrairement à la définition donnée, ils ne se livrent pas tous à travers un récit rétrospectif en prose: George Sand diariste écrivait au fil des jours, dans ses lettres Keats réagissait à l’instant présent. Il s’agirait donc davantage d’une autobiographie en train de se faire, mais qui ne se perçoit pas toujours comme telle, car si V. S. Naipaul ou Zora Neale Hurston sont conscients d’écrire une autobiographie, le terme convient mal à un texte comme celui de Marie Rolland, qui ne consacra que quelques semaines à son journal. D’autre part, les révolutionnaires irlandais dont parle Marguerite Pernot-Deschamps laissèrent aussi quelques poèmes, et donc nous ne limitons pas à la prose. C’est pourquoi je préfère l’appellation ‘ discours sur soi ‘, sans préciser davantage quelles en sont les modalités exactes. Tous les écrits analysés ici représentent un moyen par lequel un être s’est exprimé sur lui-même, sur son identité, sa conscience d’appartenir à un groupe, son moi. Et le rappel du pacte autobiographique permet de classer les écrits sur lesquels nous avons travaillés, si l’on s’appuie sur la deuxième partie de la définition de Philippe Lejeune ; tous les auteurs présents dans ce livre ont choisi, selon leur manière propre, de ‘ mettre l’accent sur leur vie personnelle’, mais les précisions formelles de la définition citée ne les concernent pas.
Nous avons privilégié la variété des supports et des formes, afin de souligner que les voies de l’intime sont protéiformes, qu’elles ne se plient pas à un modèle établi. C’est ainsj que certains de nos auteurs se sont dits au détour d’une lettre, ou d’un journal intime, utilisant la forme reconnue pour l’expression de soi. D’autres, comme les deux Américaines qu’étudie Danièle Pitavy-Souques, ont détourné une autobiographie pour exprimer un message politique, cherchant à dire un peuple, ou une classe d’individus par le truchement d’une expression personnelle. D’autres encore se sont livrés parce qu’il en allait de leur existence, parce que la feuille de papier restait le seul support d’une identité perdue, ou en danger : ainsi Pierre Vaux, qui condamné à tort au bagne, ne disposait que de sa plume pour clamer son innocence et rappeler son existence aux siens. Ainsi les révolutionnaires irlandais, qui, avant leur exécution, souhaitaient remettre de l’ordre dans leurs affaires terrestres, et laisser un ultime message à la postérité, s’assurer que leurs mots leur survivraient. Colendge, lui, profitait de ses carnets, des notes qu’il prenait pour s’interroger sur le fonctionnement de son propre esprit: la forme en est donc beaucoup plus décousue que dans le cas d’un journal intime. Enfin pour quelques uns, des artistes, s’écrire constituait un moyen de dialoguer avec l’oeuvre, moyen tout aussi vital pour Marie Lenéru, puisque cette femme sourde ne pouvait tenir de conversation dans la réalité.
Ces écrits sont donc fort différents, et sont analysés dans des perspectives différentes. Le point commun, celui qui les réunit dans ce volume, c’est la volonté qu’ont manifestée leurs auteurs de s’écrire, et l’attention portée par chaque chercheur à la forme et à la signification d’écrits privés. Question de définition tout d’abord: quand peut-on dire qu’un texte est privé? La question de la publication doit bien se poser, mais une autobiographie publiée traite pourtant du privé, dans la mesure où elle décrit la vie personnelle de son auteur. De même, à une époque où la notion de personne privée n’était pas encore établie, il est remarquable de constater que Nashe soit parvenu à se livrer à une querelle privée à travers des textes publics, protégés par l’anonymat. L’article de Marie Couton montre en effet comment, pour s’imposer, la conscience d’une identité propre mène l’écrivain à manipuler et à détourner des moyens reconnus de s’exprimer.
Dans plusieurs cas l’écriture intime correspond à une quête d’identité, et permet à l’auteur d’exister au travers de son journal. Ainsi Marie Rolland, qui n’écrivit qu’un court journal, et cessa cette activité lorsqu’elle trouva un mari; le journal apparaît alors comme un refuge, un moyen de garder un contact avec soi-même, de se convaincre de continuer à vivre . De même Pierre Vaux, pour qui l’écriture servait à oublier les duretés du bagne, lui offrait une échappatoire, à la fois concrète puisqu’il assurait ainsi, par le biais de mémoires auto- justificatifs, sa défense, et psychologique, puisqu’elle lui rappelait ce qu’il avait été avant l’accusation. Les artistes qui écrivent lettres ou journaux utilisent ces pages comme un espace d’écriture plus libre que celui offert par leur oeuvre; ils en profitent pour s’interroger sur leur créativité, sur leur mission, sur eux- mêmes ; et la quête d’identité devient alors la quête du statut d’artiste.
Pour ces écrivains l’écriture correspond à un élan vital, nécessaire à la Survie, mais parfois il semble même que c’est dans l’écriture que se trouve la L vie, qui a abandonné son lieu naturel d’exercice. Prendre la plume comme on [ les armes, pour se défendre de la vie et de ses injustices, comme s’il Suffisait de trouver les mots pour être sauvé.
Dans tous les cas se pose la question du destinataire, souvent mentionné t explicitement dans tous ces écrits: Dieu, un ami, un proche, soi-même plus
tard, cher lecteur …. chacun a le sien, nul ne prétend écrire pour soi ou dans le vide. Tous ces textes sont donc des messages, envoyés ou non. Mais au
destinataire avoué se superpose souvent un autre lecteur, la postérité dans rtains cas, reconnue par les artistes. Virginia Woolf avait prévu que son aimai pourrait être publié par Leonard, E. M. Forster s’était interrogé sur le i-fondé d’une publication de ses écrits’ secrets ‘,Keats plaisantait à propos s futurs volumes de sa correspondance, George Sand allait plus loin en utilisant les informations de ses écrits privés pour servir ensuite de matière à
des ouvrages publiés. Ainsi, au-delà du lecteur désigné, se profile souvent un autre destinataire. Même Marie Rolland qui semble s’adresser à Dieu, vise également son père. Cette superposition n’est pas sans intérêt pour le lecteur actuel: elle permet de deviner l’implicite du texte, de mieux comprendre les enjeux cachés. Et cette question du double destinataire entraîne celle de la sincérité de l’auteur. Point qui revient à plusieurs reprises parmi les essais : David Powell fait remarquer que George Sand est plus ou moins sincère selon le mode d’expression qu’elle choisit, journal ou lettre. Des écrivains comme elle, comme Coleridge, si prolifiques, dans un nombre si élevé de moyens d’expression, soulèvent d’ailleurs la question de la forme de l’écriture, et de l’adaptation de celle-ci à l’intimité du message. Peut-on vraiment décider qu’un auteur est plus ou moins sincère selon le mode d’expression qu’il a choisi? On touche là à ce que Philippe Lejeune appelle le ‘pacte fantasmatique ‘ c’est-à-dire celui par lequel le lecteur interprète l’écrit comme un reflet de la personnalité de l’auteur. Philippe Lejeune fait référence aux oeuvres de fiction, alors que les écrits étudiés ici n’en sont pas. Mais le critère mis en jeu me semble pouvoir être appliqué ici aussi; et c’est parce qu’il s’applique à ce qu’un lecteur peut imaginer de la personnalité de celui qu’il lit que se pose alors la question de la sincérité. En effet, contrairement aux oeuvres de fiction, les écrits intimes se donnent implicitement au lecteur comme reflétant une vérité de l’auteur. Mais laquelle? Dans la mesure où un être se compose de la multiplicité de facettes contradictoires évoquées par Whitman, comment peut-on juger de sa sincérité, à plus forte raison quand on lit un texte qui ne nous était pas adressé? (Cette remarque ne s’applique bien entendu pas aux autobiographies, puisqu’elles s’adressent, elles, ouvertement à un lecteur.) Et pourtant ce critère, pour fuyant qu’il soit, revient plusieurs fois au cours des pages qui suivent.
La question de la sincérité revient d’ailleurs au moment de la publication d’un écrit qui n’était pas à l’origine destiné à être rendu public : Jacqueline Jondot la soulève en s’interrogeant sur la sincérité de la démarche de Leonard Woolf, qui tronqua de nombreux extraits du journal de sa femme, en invoquant l’image plus exacte qu’il souhaitait en donner. Qui doit décider?
Les textes qui suivent ont été regroupés en trois orientations qui se recoupent parfois, mais permettent de faire progresser l’analyse. Le premier volet s’intéresse à la définition de ce qui n’est pas un genre, ou alors seulement de façon thématique; il prend pour étude des auteurs non reconnus comme tels des amateurs de l’écriture, afin de dégager ce qui fait l’écrit privé…
Tables des matières :
Introduction (pp. 5-15)
1. Un peu d’encre et du papier…
Louis Devance, ‘Entre les mains de l’injustice.’Ecrits du bagne de Pierre Vaux (pp.17-30)
Marguerite Pernot-Deschamps, Ultimes écrits privés (pp. 31-38)
Bernard Chevignard, Entre Thabor et Calvaire : le journal intime de Marie Rolland (1874-1875)(pp. 39-44)
Philippe Lejeune, Le garde-mémoire (pp. 45-52)
2. L’antichambre de l’artiste
Marie Couton, Lettre ouverte à mon ennemi intime (pp. 53-64)
Valérie Raoul, Le journal intime de Marie Lenéru (1875-1918) : un dialogue de sourde (pp. 65-72)
Ann Piroëlle, Les écrits secrets de E. M. Forster : Short Stories, Maurice et le chemin de la créativité (pp. 73-82)
Denise Degrois, Les Carnets de Coleridge et l’oeuvre à venir, ou le langage à l’épreuve (pp. 83-92)
Sylvie Crinquand, ‘Prose distillée et riche poésie’, lettres et poèmes de John Keats (pp. 93-102)
3. Dérives
David Powell, Lettres cachées, lettres secrètes : le journal intime de George Sand (pp. 103-112)
Jean Leclerc, Le non-dit dans la littérature coloniale, V. S. Naipaul, Finding the Centre (pp. 113-120)
Danièle Pitavy-Souques, Le politique dans l’autobiographie : une relecture de Zora Neale Hurston et Eudora Welty (pp. 121-134)
Jacqueline Jondot, La femme, son mari et son journal : A Writer’s Diary : mythification et /ou mystification (pp. 135-143)