Femmes et écriture au Canada


Préface:

La musique sans nom toujours cherchée retrouvée dans l’amant-mère, dans la chair, le sexe, les territoires lumineux, qu’ils ne peuvent plus appeler le continent noir.

Méditation et psaume sur la passion d’une femme. Qu’est-ce qui fait souffrir-jouir la chair qui chante ?

Hélène Cixous, Souffles

Whatever I do I must keep my head. / know

it is easier for me to lose my way forever here, than in any other landscapes

Margaret Atwood, «Journey to the Interior »

Cette taïga canadienne, cette Sibérie sans fin de notre pays, qu’était-ce en vérité, auprès de cette autre solitude vers laquelle il allait, la si mystérieuse solitude des rues emplies de monde, de pas et de lumières !

Gabrielle Roy, La montagne secrète

Par quel génie singulier les femmes au Canada entrent-elles en écriture ? Est-ce la violence de leur vision du monde ? La pression d’un territoire qui s’étire d’un océan à l’autre, d’une frontière politique jusqu’ à l’infini glacé du pôle enfoui dans tout imaginaire ? Ou est-ce l’urgente demande d’un pays qui naît à lui-même après s’être affranchi de tutelles de tous ordres ? Sans doute est-ce tout cela qui séduit le lecteur étranger: les rets tendus par les femmes écrivains du Canada sont puissants et leur inquiétante étrangeté, surgie du proche et du lointain, du même et de l’autre, du connu et du singulier, atteste toujours que la violence est là, fulgurante, désarçonnante, ou sourdement révélatrice du désir. Que la langue soit le français ou l’anglais, une même passion les anime, une identique violence iconoclaste soulève leurs oeuvres, en dépit de la variété des modes d’expression, qui bien souvent sont un leurre. Violence de la révolte contre les interdits de la religion et de la tradition, plus dévastateurs dans ce pays qui n’en finissait pas d’être une colonie à l’écart, tantôt imitatrice de la mère patrie, tantôt repliée sur elle-même. Violence de l’amour-haine pour un territoire dont l’âpreté égale l’immensité, mais qui représente l’ultime défi à l’humanité. Violence faite aux Indiens et aux Inuits longtemps réduits au silence. Violence enfin des rêves des immigrants, venus par vagues des confins de la terre, de toute race, culture et religion, affrontés au heurt inévitable de la rencontre avec l’Autre — qu’il soit le premier occupant, le territoire vécu dans son hostilité, ou la mesure d’un rêve accompli ou déçu.

Urgence alors d’accéder à l’être, de se dire et de s’écrire dans un face à face avec l’univers et soi-même par une démarche ontologique que l’immensité et le vide de l’espace canadien engendrent plus qu’ailleurs, peut-être, car ici l’imaginaire se nourrit de la neige et du froid autant que de la brûlure de l’été, et du vertige d’étendues encore vierges. En dépit de l’extraordinaire variété et beauté des paysages canadiens, c’est l’imaginaire sans limites qui hante l’écrivain canadien autant que son lecteur. Et cet imaginaire est source de libération, moteur d’une aspiration du texte vers le haut. La désorientation première qui faisait dire au critique canadien Northrop Frye: «Where is here?» semble s’être sublimée dans les productions récentes, celles des femmes surtout, qui assument la spécificité positive et constructrice du Canada, en l’identifiant au complexe d’Atlas. Ce qu’en méditant sur La Terre et les rêveries de la volonté de Bachelard, Maryvonne Perrot écrit sur la steppe vaut pour la Prairie canadienne, qui devient alors métaphore de l’espace intérieur et spirituel de la conscience écrivante au Canada :

La steppe satisfait le complexe d’Atlas, celui de l’homme au centre du monde qui domine et donc en un sens soutient l’espace illimité.

Or cette domination n’est pas liée à une expansion de notre être en extériorité, mais en intériorité, elle nous rend à une activité naturelle de notre être intime lorsque la «solitude habitée» de l’enfant rêveur rejoint la « solitude concrète» de l’adulte qui retrouve la verticalité fondatrice : celle de l’instant. «L’immensité est en nous. Elle est attachée à une sorte d’expansion d’être que la vie réfrène, que la prudence arrête, mais qui reprend dans la solitude ». Cette activité nous révèle qu’il y a consonance de l’immensité du monde avec la profondeur de l’être intime.

Sous sa forme présente, ce volume d’essais se voudrait dialogue d’une langue à l’autre, miroitement du multiple, voyage partagé de l’expérience intérieure. D’une certaine façon, il reflète le formidable sursaut politique de la littérature au Canada, qui mit fin d’abord aux deux solitudes qui longtemps séparèrent dans un antagonisme mutilant les communautés francophones et anglophones, puis repensa l’écriture et sa production comme l’expression de ceux et celles restés sans voix jusque-là: qu’ils fussent les premiers occupants du territoire ou immigrants venus des quatre coins du monde. Dans la brèche ouverte dans les mentalités par le désastre de la Seconde Guerre Mondiale, l’esprit de liberté souffla pour une remise en question militante du statut quo où l’on avait jusqu’ici enfermé les « minorités ». L’impulsion libératrice du Québec vint d’Europe en premier lieu, comme l’écrit Roger Gaillard, pour produire le manifeste du Refus Global en 1948. Ensuite, elle gagna le Canada anglophone sous l’influence conjuguée des Etats-Unis, le grand rival trop proche, où, selon un schéma déjà opératoire dans le premier quart du XIXème siècle, l’activisme en faveur des Noirs suscite le féminisme. Le Mouvement pour les Droits Civiques obtient une première victoire avec la fin de la ségrégation en 1954, et poursuit sa lutte, en dépit de la terreur et des assassinats. Parallèlement, les féministes américaines dénoncent l’oppression du sexisme sous toutes ses formes, et se réapproprient les textes relégués dans l’oubli ou l’insignifiance. Elles jettent ainsi dans le domaine de la critique littéraire des outils conceptuels qui vont engendrer des textes neufs en éclairant les anciens. C’est un nouveau départ pour la littérature canadienne anglophone, où les femmes vont jouer un rôle de premier plan. Fortes de cette contestation libératoire, elles écrivent le rapport que le corps et le sexe entretiennent avec la mort et l’espace dans ce pays qui n’en finit pas de naître à lui-même. De là, de déroutantes fictions qui mêlent étroitement physiologie et géographie, phantasmes et crevasses, aventure et Prairie, rêves et lacs sans fond pour créer les paysages du désir canadien. Désir au féminin? pas seulement, car reprenant le chemin de la guerre emprunté au XIXème siècle par les pionnières iconoclastes d’une littérature authentiquement canadienne (Suzanna Moodie et Isabella Valancay Crawford), cette première génération d’écrivains (Sheila Watson, Margaret Laurence, Margaret Atwood, Alice Munro, Isabel Huggan, Carol Shields) engage un corps à corps violent avec le Dieu des Puritains, revendique l’héritage indien et sa mythologie, et infléchit durablement l’axe du continent vers le Nord, et non plus vers l’Ouest comme aux Etats-Unis, définissant ainsi les nouvelles donnes de la littérature de tous les Canadiens anglophones. Et parce qu’il s’agit bien d’une entrée en politique autant qu’en littérature, rappelons qu’il revient à Margaret Atwood d’avoir donné avec son théorème des postures de victimes, qui sont pour elle le signe de la littérature canadienne jusque dans les années 1950, une formule complexe que reprendront féministes et littératures post-coloniales. La profession de foi de l’héroïne anonyme de Surfacing: « This above ail, to refuse to be a victim» doit être lue comme le manifeste de toute la littérature canadienne dans sa venue à l’écriture

A l’origine, un colloque international organisé à Dijon en mars 1998 par le Centre d’Etudes Canadiennes de l’Université de Bourgogne sous le titre « Femmes Ecrivains au Canada », et dont un certain nombre de communications touchaient à des oeuvres parues quelques mois plus tôt: Alias Grace de Margaret Atwood (1996), Fall on Your Knees de Ann-Marie MacDonald (1996), The Underpainter de Jane Urquhart (1997). Depuis, ce volume s’est étoffé de contributions nouvelles afin qu’il soit également représentatif de la recherche dans le domaine canadien qui se poursuit à Dijon. C’est pourquoi ont été sollicitées des contributions tant d’universitaires canadiens, qui entretiennent des liens particuliers avec l’Université de Bourgogne, que de chercheurs rattachés à l’Ecole Doctorale.

D’une autre manière encore, ce volume se veut célébration des liens privilégiés que le Centre d’Etudes Canadiennes de Dijon entretient avec des femmes écrivains, reconnaissance du rôle que trois d’entre elles, en particulier, Anne Hébert, Isabel Huggan, et Jane Urquhart, ont joué, et jouent encore, dans les manifestations culturelles, lectures et conférences, travaux publiés, enseignement dispensé.

En ouverture, Isabel Huggan nous invite à parcourir la langue comme une suite de coups de coeur, lorsque à l’égal de cailloux polis par le temps, les mots s’imposent à l’imagination de l’enfant par la pertinence de leur lieu d’origine. Nés du frottement de l’usage, mais porteurs de magique polysémie, les mots/cailloux, entreposés, attendent le coeur et l’invention de l’écrivain pour recouvrer leur séduction. Plus tard, vont ressurgir intactes des scènes du passé, aussi précisément ciselées par l’émotion et la sensation que cet alphabet du monde en devenir que sont les fossiles. La langue de l’écriture féminine ouvre un espace jusqu’alors tu/tué. Affirmer d’entrée la relation mère-fille par le rejet violent du modèle inférieur proposé par la mère, c’est rappeler avec la construction symbolique du féminin par le langage la construction de l’écriture au Canada (Conny Steeman-Marcusse à propos des nouvelles d’Isabel Huggan), sûr indice d’un féminin qui défie la mère (patrie) et se constitue en sujet.

Le plus surprenant, sinon le plus stimulant, lorsqu’on lit ces productions canadiennes c’est l’extraordinaire variété des approches. La qualité de l’invention n’a d’égale que la maîtrise des techniques.

Pour commencer, la littérature québécoise parce qu’elle rattache littérature et ontologie, avec deux textes majeurs représentatifs de cette écriture qui a révolutionné par les sujets et la manière la production féminine, commencée quelque cent cinquante ans plus tôt au Québec. Roger Gaillard et Jacques Poirier fouillent jusque dans leurs derniers replis deux textes fondateurs de Marie-Claire Biais et Anne Hébert. Roger Gaillard démonte l’épaisseur quasi vertigineuse du texte à la fois mystique et anti-clérical, socialisant et sourdement sublime, expose la virulence du pamphlet contre « l’immobilisme et l’hypocrisie d’une religion qui prospérait cyniquement sur les coeurs, les âmes et les corps de ses victimes ». Pour Jacques Poirier, Les Fous de Bassan témoignent de «la volonté de franchir les frontières et d’explorer l’altérité », on est passé chez les Puritains, dont le paroxysme dévastateur réduit êtres et communauté à la culpabilité du désir, satisfait ou non, mais toujours meurtrier. Nouvelles venues sur la scène littéraire, les émigrantes d’origine chinoise et vietnamienne témoignent de ce multiculturalisme qui fait l’honneur du Canada. Pas question de se fondre dans la nouvelle nation au point de perdre son identité, ce n’est qu’au prix d’une forte réaffirmation de ses racines que l’on peut s’enorgueillir d’être canadienne (Jack A. Yeager).

La littérature anglophone manifeste, tout aussi violemment, l’aliénation du corps de la femme et la volonté de réappropnation. Un rappel historique (Françoise Le Jeune) avec des textes peu connus puisque non publiés, les journaux et lettres des fondatrices anglaises de la Colombie Britannique, première colonie de l’Ouest donne la mesure du chemin parcouru depuis la soumission à un discours convenu jusqu’aux textes dérangeants du premier grand écrivajn anglophone de la période contemporaine, Margaret Laurence, dont Chantai Arlettaz souligne l’approche novatrice de la sexualité féminine. Quatre articles consacrés à des femmes appartenant à des minorités (indiennes ou Noires) témoignent de la force de l’engagement et de la dénonciation de l’exploitation avec la variété des genres choisis: nouvelle, poème, théâtre. La dramaturgie de l’Indienne Monique Mojica joue en virtuose des sortilèges du post-modemisme (Ric Knowles). Carmen Birkle approfondit le travail sur le silence et le viol dans deux nouvelles de Dionne Brand née à Trinidad. Et Marta Dvorak montre comment les poèmes militants des anglophones canadiennes de toute race, dénonçant avec une remarquable sophistication technique sexisme et racisme prennent l’exemplarité des lois. Elles sont les nouveaux législateurs. Sans doute dans ce panorama de la littérature contemporaine, fallait-il prendre en compte la biographie littéraire. Rosemary Sullivan, qui reçut the Governor General’ s Award pour sa biographie de la poétesse Gwendolyn MacEwen, définit sa méthode et ses buts. Enfin le roman post-moderne et ses avatars occupent la fin du volume. Celui-ci, comme le soulignent quatre essais (Jagna Oltarzewska, Lothar Hônnighausen, Pierre Deplanche et Danièle Pitavy-Souques) témoigne à la fois d’une inventivité renouvelée par ce qui paraît un retour au récit, et d’un retour à l’ontologique, pour certains. Fall on your knees reprend la parodie des romans victoriens pratiquée par Joyce Carol Oates aux Etats-Unis ou A.S. Byatt en Angleterre mais avec un propos plus sérieux. Alias Grace, comme le souligne Jagna Oltarzewska, pose la problématique de l’histoire et du tort, et démontre une fois de plus quel artiste complet est Margaret Atwood. Les deux derniers essais, consacrés à Jane Urquhart, avec la réflexion de Pierre Deplanche sur désordre et chaos et la liminalité du tourbillon du Niagara, et ma réflexion sur l’artiste, voudraient placer cette relative nouvelle venue au tout premier rang des écrivains anglophones.

Ainsi, ce volume se veut-il hommage à celles qui depuis cinquante ans, si ce n’est cent cinquante ans, ont été les vraies pionnières de la littérature canadienne, aventurières de la pensée et du langage, et qui, nouveaux « coureurs des bois », ont ouvert les chemins de l’identité canadienne par l’écriture.

Tables des matières :

Préface (pp. 3-8)

Isabel Huggan : Inédit (pp. 9-14)

Roger Gaillard : Corps religieux, corps mystérieux, corps monstrueux. A propos d’Une saison dans la vie d’Emmanuel de Marie-Claire Blais (pp. 15-38)

Jacques Poirier : Culpabilité et rédemption dans Les Fous de Bassan d’Anne Hébert (pp. 39-48)

Jack A. Yaeger : Bach Mai et Ying Chen : identité et nationalisme québécois (pp. 49-62)

Françoise Le Jeune : Ecriture et émigrantes en Colombie Britannique au XIXème siècle (pp. 63-76)

Chantal Arlettaz : Rêves, rêveries et fantasmes dans A Jest of God de Margaret Laurence (pp. 77-92)

Conny Steenman-Marcusse : Mother-Daughter Relationships in Isabel Huggan’s Work (pp. 93-100)

Rosemary Sullivan : On Writing Shadow Maker: The Life of Gwendolyn MacEwen (pp. 101-106)

Elizabeth Reimer : Extracts from an Interview of Rosemary Sullivan (pp. 107-110)

Ric Knowles : Monique Mojica’s Transformational First Nations Woman’s Dramaturgy (pp. 111-116)

Carmen Birkle : ‘We are an Internally Colonized People’: Emancipatory Strategies in Dionne Brand’s Short Stories (pp. 117-130)

Marta Dvorak: Women Poets : the New Legislators’ (pp. 131-142)

Lothar Hönnighausen : The Metaphoric Interaction of Gender, Place and Race in Ann-Marie MacDonald’s novel Fall on Your Knees (1996) (pp. 143-162)

Jagna Oltarzewska : ‘Making History: Margaret Atwood’s Alias Grace (pp. 163-172)

Pierre Deplanche : ‘Maud et l’enfant : entre ordre et chaos’ (pp. 173-180)

Danièle Pitavy-Souques : Territoires en miroir: écriture et peinture chez Jane Urquhart (pp. 181-192)

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