Par humour de soi

Dans la tradition autobiographique, l’expression du moi procède le plus souvent du sérieux. Pourtant, dans de nombreux textes, le moi préfère pour se dire l’humour, de façon à se protéger des menaces et acquérir une distance envers le monde. Cet ouvrage examine ce versant de l’autobiographie au travers d’exemples internationaux. 


Préface :

Définir l’humour

(Réponse à une enquête)

Louable entreprise définir tout est là et le reste avec

Il faut savoir à quoi s’en tenir

Et il est grand temps que les entrepreneurs de définitions mettent l’humour au pied du mur c’est-à-dire à sa place là où on remet le maçon

Depuis trop longtemps on prenait trop Souvent l’humour à la légère il s’agit maintenant de le prendre à la lourde.

Alors messieurs définissez-le expliquez-le cataloguez-le contingentez-le prouvez-le par l’oeuf disséquez-le encensez-le engagez-le rempilez-le encagez-le dans la marine encadrez-le hiérarchisez-le arraisonnez-le béatifiez-le polissez-le sans cesse et repolissez-le…

Enfin attrapez-le sans oublier de mettre votre grain de sel s’il en a une sur sa queue

A l’heure où les clubs de rire fleurissent çà et là en France et à l’étranger, quoi de plus naturel que de s’interroger, dans le cadre d’une réflexion plus large sur l’écriture intime, sur la place et le rôle de l’humour dans la construction de soi ? Les articles réunis ici s’intéressent à des textes, et à quelques films, dans lesquels l’humour est utilisé pour conforter une identité menacée, voire pour la (re)construire. Ils se demandent en quoi l’humour peut faire partie intégrante de la démarche autobiographique, de l’expression littéraire, privée, filmée, dessinée même, de l’essence profonde d’un être. L’introspection doublée d’une prise de distance, en quelque sorte, ou plutôt l’introspection filtrée par le regard de l’humoriste.

Pour commencer, peut-être convient*il de souligner que l’humour ne sera pas défini dans ces pages. Certes, de nombreuses références sont faites aux théoriciens de l’humour, mais l’auteur de chaque article propose ici sa propre vision du concept, en ce qu’elle peut fonctionner pour éclairer l’oeuvre qu’il commente. Le poème de Prévert cité en exergue est là pour nous rappeler qu’à trop vouloir définir cet « état d’esprit fluide comme l’humeur »‘ l’on risque surtout d’en perdre le sens, de voir s’évanouir cette humeur dès lors qu’elle aura été convenablement piégée et bardée de concepts. Et c’est un peu pour éviter pareille gageure que ce volume propose plutôt de réfléchir à la manière dont l’humour permet la définition de soi, en court-circuitant la question de la définition de l’humour.

Cependant, les « entrepreneurs de définitions » n’ont pas que des défauts, même si Prévert a beau jeu de les railler. L’on sait bien qu’il existe plusieurs variétés d’humour : de l’humour anglais pince-sans-rire à l’humour noir, en passant par le comique rabelaisien, les formes en sont multiples, les fonctions aussi. Comment ne pas tenter d’y voir plus clair, de catégoriser un peu toutes ces espèces ? Jugeant que le souci définitoire part d’un bon sentiment, nous avons choisi de ne définir l’humour que dans ses effets, dans un contexte bien précis, qui est l’écriture de soi, ou l’expression de soi, puisque le cinéma est représenté ici aussi. Davantage que leurs caractéristiques en tant que genre littéraire, c’est la manière dont les différentes sortes d’humour sont utilisées par les créateurs qui nous intéresse. L’on ne construit pas son identité exactement de la même manière selon que l’on choisit la bienveillance de l’humoriste ou l’ironie mordante. Aux variétés de distance humoristique correspondent des expériences plus ou moins traumatiques, plus ou moins difficiles à mettre à distance par l’écriture. Dans de nombreux articles, on découvre en effet que l’utilisation de l’humour aura permis à un sujet minoritaire, blessé, affaibli par la maladie ou violenté de s’affirmer malgré tout, sans nier sa douleur, ni la vaincre, mais en réussissant à la glorifier par la mise en distance humoristique, et donc ainsi à l’accepter un peu mieux. La fonction souvent thérapeutique de l’écriture de soi est décuplée par l’utilisation de l’humour.

Freud est d’ailleurs souvent cité dans les articles contenus ici, car l’une des questions posées de manière répétée est bien évidemment celle des rapports entre l’humour et l’émotion, notamment lorsqu’il s’agit de poésie, mais également dans les films humoristiques traitant de l’holocauste, auxquels s’ajoute un questionnement éthique. Ce recul amusé vient renforcer la distance littéraire, esthétique, qui fonde toute écriture. Sourire de soi représente un premier pas vers l’acceptation, créer avec des mots ou des images une image de soi filtrée par l’humour permet ensuite de se reconstruire.

Une question se pose d’emblée, celle de l’universalité de l’humour, même si le terme « universalité » peut faire tressaillir dans nos sociétés multiculturelles.

Et c’est pour tenter d’esquisser des embryons de réponses qu’une partie des articles de ce volume travaillent sur l’humour d’un peuple, peuple affaibli par une dictature comme les Allemands de l’Est, peuple impérialiste comme les Anglais vus à travers la plume parfois féroce d’Evelyn Waugh, peuple asservi comme les Indiens d’Amérique ou les Noirs américains. Il en ressort que la forme de l’humour s’adapte à la circonstance et à celui qui le manie, mais que l’humour forme également partie intégrante du patrimoine. La mise en relation des deux termes peut sembler curieuse, tant le patrimoine est associé pour nous à des valeurs qu’il convient de bien transmettre pour ne point les dilapider. L’évocation de ce mot ne suggère pas immédiatement le clin d’oeil humoristique Et pourtant, l’humour est là, transmis lui aussi de génération en génération, marquant par le décalage même qu’il instaure l’identité de ceux qui le pratiquent. Humour anglais, humour rabelaisien, humour est-allemand, humour juif, humour ukrainien des dessins de Vladimir Kazanevsky. Au-delà des particularités individuelles se dessine une unité qui reflète une identité communautaire, partagée dans le rire.

Nous avons donc cherché à mesurer comment ce décalage amusé qu’est l’humour, cette ouverture à l’absurde qui semble nous éloigner de notre moi le plus profond, permet au contraire de construire une identité et de fonder ce moi. Précisément parce que la distance instituée par l’humour facilite le regard sur « soi—même comme un autre », pour reprendre la formule de Paul Ricoeur : dans le premier article de ce recueil, la présentation de la vision qu’avait Kierkegaard de l’humour nous rappelle que, pour ce philosophe, l’humour mène à la reconnaissance d’une identité inséparable de l’altérité. Nous touchons d’ailleurs peut-être là à l’une des différences essentielles entre l’humour et l’ironie : l’humoriste rit toujours de lui—même et avec les autres, là où l’ironiste a plutôt tendance à exclure. L’utilisation de l’humour dans la définition de soi joue essentiellement ce rôle : permettre de prendre l’autre en compte et de se définir comme sujet en relation avec l’autre.

C’est la variété des approches et des objets d’analyse qui a été ici privilégiée l’écriture prédomine, mais deux articles s’intéressent au discours filmique, et des dessins humoristiques de Vladimir Kazanevsky viennent compléter les études. Trois axes d’approche peuvent néanmoins se distinguer : un premier groupe d’articles s’intéresse à l’utilisation de l’humour comme outil de définition de soi dans des textes littéraires reconnus comme tels : autobiographies, romans autobiographiques, romans, poèmes, essais, journaux intimes fictionnels. Il s’agit donc de travailler dans un premier temps sur la représentation, d’étudier comment des artistes manient l’humour lorsqu’ils évoquent leur identité.

La partie centrale de l’ouvrage est consacrée aux écrits de l’intime, lettres et journaux, et à la place que peut prendre l’humour dans ces textes privés, que l’on peut supposer moins polis que les oeuvres publiées. Si l’utilisation de l’humour ne surprend guère dans le cas des correspondances, tant sa fonction phatique facilite la communication, certains adeptes du journal intime savent se définir avec une pointe d’humour.

Enfin, pour conclure, un dernier groupe d’articles s’intéresse à l’individu dans ses rapports avec une société, un peuple, ou une communauté. L’humour apparaît alors davantage comme une valeur qui peut se transmettre, comme l’élément d’un patrimoine, mais aussi comme une force de résistance en laquelle la communauté peut puiser pour se défendre.

La construction de soi par l’humour se décline ainsi, de l’artiste, à l’individu, à la communauté tout entière, sous des formes aussi variées que l’individu lui-même, mais toujours avec le même regard détaché, amusé devant les contradictions qui fondent notre identité.

Table des matières :

Préface (pp. 11-14)

Maryvonne PERROT : Humour et subjectivité chez Kierkegaard (pp.17-22)

Raffaele MORABITO : Théorie et pratique de l’humour en Italie du XIX siècle à Pirandello (pp. 23-36)

Andrea HOLLANDER BUDY : The Poet as Clown: Purpose and Effect of Humor in Serious Lyric Poetry (pp. 37-43)

Sébastien HUBIER : Le Récit humoristique des quêtes de l’écrivain (1912-1933) (pp. 45-54)

Jacques POIRIER : Humour et désamour : sur Les Mots de Sartre (pp. 55-65)

Jean-Claude VILLEGAS : Humour et déconstruction dans l’œuvre d’Alfredo Bryce-Echenique (pp. 67-74)

Claire BAZIN : L’Autobiographie de Janet Frame : une histoire d’humour (pp. 75-84)

Floriane REVIRON : « Am I a Snob ? » de Virginia Woolf : autoportrait d’une femme savante en précieuse ridicule (pp. 85-93)

Isabelle SCHMITT : Woody sort de sa boîte… et nous y met (en boîte) étude de la première séquence du film Annie Hall de Woody Allen (1977) (pp. 95-101)

Jean-Bernard BASSE : Perseverare diabolicun : d’Adam (et Eve) à Bridget Jones, quelques caractéristiques du journal intime fictionnel (pp. 103-112)

Françoise PELLAN : Katherine Mansfield, ou l’humour en marge (pp. 115-122)

Sylvie LAMY-MARCHENOIR : « L’Humour en escarpins » : l’exemple de la poétesse allemande Annette von Droste-Hiilshoff (1797-1848) (pp. 123-135)

Nicolas BONNET : L’Humour dans les écrits intimes d’Italo Svevo (pp. 137-147)

Françoise SIMONET-TENANT : Éc/rire de soi et des autres : l’humour dans les journaux de jeunes filles et jeunes gens des XIX et XX siècles (pp. 149-156)

Viviane SERFATY : Wrenchingly Funny : Self-Deprecatory Humor and Self-Construction in American Online Diaries (pp. 157-166)

David POWELL : Je ris, donc j’écris : Michel Tremblay et ses récits d’enfance (pp. 169-179)

Stéphanie VOLCK : Ironizing One’s Way Through Assimilation: A Study of Philip Roth’s Short Story « The Conversion of the Jews » (pp. 181-188)

Annie-Paule MIELLE DE PRINSAC : Langston Hughes, Not Without Laughter: vivre et survivre par l’humour (pp. 189-196)

Susanne BERTHIER-FOGLAR : Sherman Alexie et la lutte identitaire des Indiens aux Etats-Unis : l’humour est une arme (pp. 197-207)

Dorita N0UHAUD : Entre le rire et la mort, dragues de folles (Loco afán, crónicas de sidario, de Pedro Lemebel) (pp. 209-218)

Stéphanie RAVILLON : The Exiled Pun ofSalman Rushdie: Humour, Identity and Belonging in The Moor’s Last Sigh (pp. 219-226)

Christelle SERÉE-CHAUSSINAND : « In Mucker I Was Born » : humour et pittoresque dans

The Green Pool de Patrick Kavanagh (pp. 227-236)

Corinne FRANÇOIS-DENÈVE : A Handful of Dust, and a Pinch of Salt : L’humour dans A Little Learning, premier (et dernier) tome de l’autobiographie d’Evelyn Waugh (pp. 237-244)

Marie-Geneviève GERRER : L’humour dans la littérature d’ex-RDA : thérapie pour un peuple de perdants (pp. 245-252)

Yosefa L0SHITZKY : Forbidden Laughter? The Politics and Ethics of the Holocaust Film Comedy (pp. 253-262)

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