La création est-elle influencée par le sexe/genre de l’artiste ? Cet ouvrage explore le processus de création chez les écrivaines, du point de départ au texte fini en passant par toutes les étapes intermédiaires et en se fondant non seulement sur l’œuvre finie mais sur leurs genèses et les textes annexes.
Préfaces :
Deux recueils, l’un consacré à la littérature, l’autre aux arts visuels constituent le compte rendu de la première étape d’un projet de recherche transdisciplinaire sur la création au féminin. Ils tentent de répondre à une seule et même question : le sexe de l’artiste influe-t-il sur l’acte de création, de la conception à l’achèvement en passant par toutes les étapes intermédiaires? La question est de celles qui suscitent des réponses tranchées, voire passionnées et qui, peut-être pour cette raison, effraient un peu les chercheurs. Entre l’auteur(e) déclarant dans une émission littéraire que l’écrivain n’est ni masculin ni féminin et l’universitaire séparant le romantisme entre romantisme mâle et romantisme femelle, il paraît difficile de faire entendre l’observation scientifique dans sa rigueur et sa modestie. Surtout lorsque l’une des plus célèbres défenseuses de la théorie de l’œuvre sexuée, Virginia Woolf , se contredit elle-même. En effet elle dit à la fois que l’écriture d’une femme est toujours féminine, que meilleure elle est plus elle est féminine[1] mais aussi que pour être un bon écrivain one de doit être ni complètement homme, ni complètement femme mais un mélange des deux.[2] Il est cependant des chercheurs et surtout des chercheuses qui continuent à s’intéresser à ce problème, et cela est heureux car même si les conclusions ne sont pas toujours faciles à dégager, ils participent à l’entreprise qui consiste à garder ou à (re)mettre la tradition artistique féminine, toute la tradition artistique féminine, à sa place, c’est à dire aux côtés de ou avec celle des hommes.
Quelques thèmes forts se dégagent très vite. Le corps, par exemple, est très présent. Cela n’est guère étonnant au vu du fait que l’histoire des femmes a tourné, jusqu’à une époque très récente, autour de leur corps, corps malmené d’une part par un destin biologique douloureux et périlleux et d’autre part corps perçu comme territoire ou objet d’échange par les hommes. La construction du moi sujet et du moi artiste est un autre axe lié, quant à lui, au combat mené depuis toujours pour l’émancipation. Les variations sur ces thèmes sont cependant, même dans les limites de cet ouvrage, énormes. Elles deviennent parfois divergences relevant bien sûr de l’approche spécifique au genre et au médium de création. Mais elles suggèrent également que la méfiance est nécessaire face aux tentations de conclusions définitives.
En ce qui concerne la littérature, le texte d’Anne-Marie Picard qui défend la théorie que la création surgit avant ou en deçà de la différence sexuelle est un point de départ intéressant, et d’emblée provocateur. L’hypothèse est soutenable si l’on entend par sexe la simple spécificité biologique. Encore que si nous adhérons à la théorie freudienne que nous sommes nés sexués, la question se pose de savoir où se situe cet en deçà. Qu’en est-il surtout si le terme est compris dans son sens socio culturel, la somme de l’accumulation au cours des siècles de ces caractéristiques secondaires imposées, imaginées ou désirées, ce que la critique anglaise et américaine appelle le genre (gender) ? Les articles ici réunis, dans leur écrasante majorité, indiquent l’impossibilité de séparer la femme de l’artiste. Ils indiquent également, qu’il n’y a pas de catégorie femme artiste mais des femmes qui sont des artistes ou des artistes qui sont des femmes.
Trois tendances ou lignes de force se dégagent pourtant. On remarque tout d’abord que le sexe et le genre se rejoignent souvent dans l’écriture des femmes sous les figures du corps fertile. Il n’est donc pas surprenant que la grossesse et l’accouchement soient donc des images et des métaphores récurrentes, mais aussi la mort ou le monstre, qui forment le versant noir de la capacité à mettre au monde. La diversité des approches et de l’utilisation de ces thèmes, observable dans les quelques articles de ce recueil, suggère qu’il pourrait s’agir là d’un des aspects fondamentaux d’une esthétique au féminin. Dans leurs formes extrêmes nous avons d’un côté le triomphe du couple maternité/ mort de la mère, nécessaire à la naissance de l’écrivaine Nancy Huston, qu’analyse Pascale Sardin. A l’autre extrême, Elisabeth Lamothe dégage et analyse l’angoisse de l’association accouchement/ putréfaction (pour résumer) dans l’œuvre de Katherine-Ann Porter. Entre les deux, les degrés de cette relation difficile de l’esprit créateur avec le corps procréateur se déclinent d’une façon qui indique la possibilité d’un vrai champ de recherche sur ce seul thème. Nora Crook démontre comment Mary Shelley, à travers l’utilisation des termes de gestation et de parturition, affirme son statut d’auteure, indépendante du père et de l’époux trop célèbres. Bernard-Marie Garreau, quant à lui, décrit les dernières œuvres de Marguerite Audoux comme marquées à la fois par l’enfant perdu et par l’enfance perdue, l’écriture devenant une sorte d’épreuve jamais achevée sur le chemin d’une renaissance et d’une maternité impossibles.
Il est assez remarquable que ce centrage sur le corps s’il parle du sexe procréateur, ignore le plus souvent le corps hors de sa dimension sexuée ainsi que le sexe source de jouissance, comme si les les écrivaines ne concevait leur corps que comme outil de reproduction. Le plaisir érotique est quasi absent, sauf chez Marcelle Tinayre, plus ouverte, nous dit Nelly Sanchez, quant à son désir. La romancière est cependant, et comme en contrepartie, beaucoup plus discrète quant à l’écriture, assumant de façon presque ostentatoire le statut d’amateur. Comme s’il était inacceptable de connaître à la fois le plaisir érotique, la maternité et le plaisir de l’écriture. Parce que l’éventail des plaisirs est alors plus grand que celui des hommes ?
La transdisciplinarité de la recherche a également révélé que cette censure du désir et de la jouissance par les créatrices était spécifique à l’écriture. La sensualité, la sexualité des femmes est beaucoup plus évidente dans la création visuelle, avec pour conséquence que la maternité revient alors au niveau de composant d’un tout. Pourquoi ? Peut-être parce que les artistes visuelles en choisissant peinture ou danse ou performance sont automatiquement libérées du langage, primordial et universel, mais aussi vecteur de l’autorité et de l’oppression. Les mots lourds de tout un passé normatif, les blancs impénétrables qui occultent la sexualité des femmes sont des obstacles de tous les jours pour l’écrivaine, obstacles que les artistes visuelles peuvent court-circuiter.
La deuxième grande tendance de la création au féminin est celle qui s’attache à la construction de soi en tant que sujet social. Elle n’est certes pas limitée à l’écriture, et traverse toutes les formes d’art, en particulier, pour les arts visuels, durant les années soixante-dix. En littérature la définition varie, évidemment, selon l’endroit et l’époque. Marie-Odile Bernez l’étudie dans l’Angleterre de la fin du dix-huitième siècle, une Angleterre partagée entre son amour de la raison et son penchant pour le sentiment. La mise face à face de la correspondance et du récit de voyage en Scandinavie de Mary Wollstonecraft fait apparaître, à travers le passage constant du privé au public, l’affirmation par l’auteure du droit à une instance narrative féminine et publique, sentimentale et raisonnable. L’Autriche patriarcale et conservatrice de l’après guerre est au centre du roman auto-biographique de Marlen Haushofer, Die Mansarde. Ingeborg Rabenstein-Michel analyse cet environnement totalement hostile à l’accession de la femme au statut de sujet, nous montre un monde presque contemporain où la fuite est la première étape indispensable vers la construction de soi et de soi artiste. Anne Lequy dresse un constat similaire dans son article sur les écrivaines inconnues de l’ex RDA. Un sentiment commun traverse toutes ces œuvres et ces articles, celui d’un emprisonnement et d’un désir d’affranchissement dont l’accomplissement demeure toujours ambigu. Mais surtout ce qui frappe c’est le fait que le progrès – démocratique ou de liberté individuelle – demeure si aléatoire quand il s’agit de le conjuguer au féminin. L’impression donnée par ces trois analyses est que le mouvement entre le dix-huitième et le vingtième siècle ressemble plus, en ce qui concerne les femmes et la création, à un piétinement qu’à une avancée.
La troisième tendance concerne la construction de soi en tant qu’artiste, et, de nouveau, les différences sont énormes. L’article de Charlotte Simonin est proprement jubilatoire. Voici une femme, Mme de Graffigny, qui écrit sans complexe, parle des peines de l’écriture sans fausse honte, se compare à ses rivaux en écriture sans fausse modestie, utilise tous les mots qui passent à sa portée et se soucie fort peu des bienséances, féminines ou autres. Au point qu’on se demande où est la difficulté d’être femme et écrivain ? Sauf, bien sûr, qu’on nous rappelle que c’est elle qu’on a oubliée, et pas les hommes avec qui elle a collaboré. Cette présence écrasante des hommes est par contre immédiatement visible dans l’attitude de Delphine de Girardin. Cette muse de son époque est aussi une femme qui écrit et publie. Mais elle affirme systématiquement, et surtout quand elle a du succès, la non valeur de son écriture. S’agit-il, comme le suggère Claudine Giacchetti, d’une sorte de syndrome de modestie face à l’homme écrivain ? Ou s’agit-il d’une conscience aiguë de l’effacement obligé de toute écriture féminine du canon littéraire ?
Mais entre l’écrivaine sans complexe que l’on gomme de l’histoire littéraire et la femme qui se gomme elle-même, il y a Virginia Woolf. Monica Girard fait un travail d’analyse tout en finesse sur l’écriture de son premier roman, The Voyage Out. Elle nous montre comment une apprentie de l’écriture se libère de la gangue d’une féminité imposée tout autant que de l’influence bienveillante de l’ami pour se mettre au monde en tant qu’écrivain d’abord, et puis en tant qu’écrivain femme. Mise au monde qui s’accomplit sans la moindre allusion à la gestation et à l’accouchement. Nous assistons à la construction pensée d’une écriture de femme, une écriture que Woolf elle-même qualifiait sans fausse honte de féminine. Une écriture qui ne se laissera pas non plus effacer … mais peut-être le mouvement féministe des années soixante dix y est-il un peu pour quelque chose.
Et c’est Woolf qui fournira la conclusion de cette préface, dans sa demande de temps pour les femmes, temps de rattraper le temps perdu, temps de se trouver et temps d’écrire ou de peindre ou de sculpter en toute sérénité. Cela nous mène à rappeler à quel point les travaux publiés ici reflètent encore une étape transitoire de la création au féminin. Cette création existe depuis toujours, certes, mais depuis toujours plus ou moins en marge. Et si les femmes réussissent de plus en plus, dans le monde occidental du moins, à jouir de la chambre à soi nécessaire à toute création, elles n’ont pas encore dépassé tout à fait – comme le prouvent les articles de cet ouvrage – les angoisses, les menaces ou la colère qui furent si longtemps associées à leur condition de femmes. Le processus de création est encore souvent en grande partie un processus de réaction ou de (re)construction. Mme de Graffigny et Virginia Woolf sont cependant des exemples encourageants pour le futur, la première en ce qu’elle est la preuve du talent inné et égal des femmes, et la seconde par sa persistance à élaborer son écriture et une œuvre littéraire qui fait d’elle une écrivaine incontournable du canon anglais, du canon féminin, du canon tout simplement.
Marianne Camus
Table des matières :
Préface…………………………………………………………………
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9 |
Anne-Marie PICARD : L’Enclave de l’écriture : jouissance, symptôme et création………………………………………………….
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15 |
Nora CROOK : « Hideuse progéniture » et « enfant d’une gestation de longue durée »……………………………………………………………………..
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21 |
Nelly SANCHEZ : Marcelle Tinayre ou la maison hantée……………
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33 |
Bernard-Marie GARREAU : La Couturière des lettres dans son atelier : la genèse des dernières œuvres de Marguerite Audoux………
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43 |
Elisabeth LAMOTHE : Décomposition et efflorescence, ponction lombaire et accouchement, mise en lambeaux et tissage. De l’œuvre du corps au corps de l’œuvre : aspects mortifères et fertiles du processus créateur cher Katherine Anne Porter……………………….
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55 |
Pascale SARDIN-DAMESTOY : Au nom de la mère, de la fille et de la Mort : de la création au féminin ou la nouvelle trinité féministe selon Nancy Huston………………………………………………………………….
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67 |
Marie-Odile BERNEZ : Le Voyage en Scandinavie de Mary Wollstonecraft : de la réalité au récit………………………………….
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77 |
Ingeborg RABENSTEIN-MICHEL : La Structuration d’une identité féminine par la création dans le roman Die Mansarde de Marlen Haushofer……………………………………………………………..
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89 |
Anne LEQUY : Vagabondes, frontalières et transfuges, les écrivaines méconnues de RDA…………………………………………………..
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101 |
Charlotte SIMONIN : « Cent fois sur le métier… » ou la création chez Françoise de Graffigny………………………………………………
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113 |
Claudine GIACCHETTI : L’Art du renoncement à l’art : création littéraire et stratégies d’écriture dans l’œuvre de Delphine de Girardin………………………………………………………………..
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123 |
Monica GIRARD : La Création de The Voyage Out : influences masculines, voix féminines……………………………………………………..
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137 |