Publicité/Propagande

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n°16


Sommaire :

Christian BOIX : Publicité et propagande. Trajectoire sémantique de deux mots

Marie-Aline BARRACHINA : De la propagande à la publicité : le cas de la Section Féminine de la Phalange

Aline JANQUART : La comunicación institucional : ¿Publicidad o propaganda? El caso de la Generalitat de Catalunya

Michelle LORA : La publicité et la propagande dans le métro de Madrid (idéologie, support et impact)

Dorita NOUHAUD : Cadáveres para la propaganda

Eliane LAVAUD-FAGE : Publicité pour un fantôme. Cortés et Valle-Inclán

Philippe MERLO : Moix fait la publicité de Moix

Antonio AMO SÁNCHEZ : Del laberinto al 30 de José Luis Alonso de Santos : mots, mitraillettes et autres armes infaillibles pour la vente sur catalogue

Emmanuel LARRAZ : L’image de la publicité dans le cinéma de Luis García Berlanga

Florence BELMONTE : Pratiques de la publicité dans la presse de propagande franquiste de la guerre civile à la fin de la guerre mondiale

Marie-Christine MOREAU : L’Eglise espagnole face à la publicité 1976-1998

Emilie GUYARD : De la notion d’identité à la notion de propagande : l’exemple de Coca-Cola

Karine TINAT : L’univers Chupa Chups. Messages publicitaires et/ou propagande ?

Marie-Madeleine GLADIEU : Terapeútica popular  y publicidad en El Perú : la “Uncaria tomentosa” o “Uña de gato”  (Somos, suplemento dominical de El Comercio, Lima, 2. 7. 1994)

Nicolas BONNET : Le libéralisme idéal de José Ortega y Gasset et Vitaliano Brancati

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Le libéralisme idéal de José Ortega y Gasset et Vitaliano Brancati

Nicolas BONNET

Université de Bourgogne

Le rapprochement des deux hommes peut surprendre : d’un côté un philosophe madrilène, essayiste éclectique, auteur de huit-mille pages sur les sujets les plus divers et qui fut, dans les années trente, l’un des intellectuels européens les plus célèbres et les plus influents[1]; de l’autre un écrivain sicilien, essentiellement connu du grand public pour son oeuvre de romancier et son talent d’ironiste. En outre, bien qu’il disparaissent à un an d’intervalle (Brancati en septembre 54, Ortega en octobre 55), les deux hommes n’appartiennent pas à la même génération : Ortega est en effet de plus de vingt ans l’aîné de Brancati (Ortega naît en 1883 à Madrid, Brancati en 1907 à Pachino, localité de la Sicile orientale).

Si les deux auteurs ont illustré des genres différents, une intense activité journalistique rapproche Brancati d’Ortega. Ce dernier vit dès sa naissance dans un milieu journalistique[2]. Brancati, suivant l’exemple de son père[3], feuilletoniste dans la presse régionale, collabore très tôt à des périodiques insulaires puis nationaux. Les deux ouvrages qui retiendront ici notre attention, La rebelión de las masas[4] et le Diario romano[5] sont d’ailleurs, à des titres divers, des oeuvres de « publicistes » : La rebelión de las masas, publié pour la première fois à Madrid en 1929, est en effet la réélaboration d’une série d’articles publiés à partir de 1926 dans le quotidien El sol[6]. De même, on tira en 1961 un livre (posthume) des articles que Brancati écrivit pour différents quotidiens progressistes et conservateurs[7] entre 1945 et 1954 (année de sa disparition).

Si leurs parcours intellectuels et politiques respectifs diffèrent sensiblement et ne peuvent être appréhendés qu’en fonction d’une analyse du contexte historique concret où les deux hommes pensèrent et agirent, Ortega et Brancati défendirent avec la même conviction, quoiqu’à des moments différents de leur existence, des valeurs identiques. C’est parce que leurs engagements et leurs rétractations ne peuvent être envisagés sub specie aeternitatis, qu’il nous faut tout d’abord tenter de retracer dans ses grandes lignes l’itinéraire des deux hommes.

1. Deux parcours

Ortega, qui dans sa jeunesse manifeste, en dépit de son hostilité au matérialisme historique, un véritable enthousiasme pour le socialisme, professe très tôt un libéralisme réformiste qui le rend très critique à l’égard des conservateurs. Membre du conseil national du Parti Réformiste à vingt-neuf ans, il est convaincu que les vrais enjeux politiques ne tiennent pas à la réforme de l’Etat mais à celle de la société tout entière. En 1914, il fonde l’éphémère « Ligue d’éducation politique espagnole » qui entend promouvoir la création d’organismes et d’associations à cet effet. En contradiction avec ses principes libéraux, il se montre favorable au gouvernement militaire qu’il appelle de ses voeux en 1920 et dont il salue l’instauration en 1923 ; rapidement désenchanté, il condamnera la dictature de Primo de Rivera après sa chute, en 1930. Son net rejet du fascisme italien résulte probablement en partie de cette expérience. Antimonarchiste convaincu, il crée l’« Association au Service de la République » deux mois avant sa proclamation. Aux élections de juin 1931, il obtient un siège de député aux Cortès constituantes, siège avec son groupe aux côtés des socialistes et attaque violemment les conservateurs. Alarmé toutefois par les dérives antilibérales du nouveau régime dont il a favorisé l’avènement, il se retire de la politique, en décembre, et décide de se consacrer exclusivement à son oeuvre théorique. En août 1936, refusant d’épouser la cause des républicains qui l’ont contraint de signer un « Manifeste d’adhésion à la République », Ortega parvient à quitter l’Espagne pour se réfugier à Paris. Il écrit dans la préface à l’édition française de La révolte des masses qu’« Etre de gauche ou être de droite c’est choisir une des innombrables manières qui s’offrent à l’homme d’être un imbécile[8] », et qu’il est « très difficile de sauver une civilisation quand son heure est venue de tomber sous le pouvoir des démagogues[9] ». Alors que sa propre famille est divisée[10], et qu’il répugne à prendre officiellement parti pour l’un des deux camps[11], Ortega s’en prend toutefois, dans les pages de son « épilogue pour les anglais[12] » à ceux qui, en Europe ou en Amérique, expriment leur opinion sur la guerre civile espagnole sans rien savoir des causes qui l’ont produite et en méconnaissant ses véritables enjeux. En 1945, après plusieurs années passées dans différents pays européens et d’Amérique latine, il regagne l’Espagne. Se tenant à l’écart de toute activité politique, il se livre, jusqu’en 1955, année de sa mort, à la recherche universitaire.

C’est précisément au cours de cette décennie où Ortega, recevant tous les honneurs académiques, accepte de cautionner la dictature franquiste, que Vitaliano Brancati, dans un tout autre contexte politique, celui de la naissante république italienne, s’affirme comme un des héritiers spirituels de l’essayiste libéral.

L’écrivain sicilien passa progressivement du fascisme militant de sa jeunesse à une véritable aversion pour l’Italie mussolinienne qui s’exprime, à partir du milieu des années trente, de façon allusive dans ses écrits. Favorable à la victoire de la République au referendum institutionnel du 2 juin 1946, Brancati eut un court engouement pour la gauche dans l’immédiat après-guerre, mais ne tarda pas à percevoir dans la ligne stalinienne du P.C.I et dans le programme du « Front populaire » une menace pour la démocratie. L’affirmation de l’hégémonie démocrate-chrétienne au lendemain des élections du 18 avril 1948 et le caractère autoritaire des gouvernements centristes successifs le poussa à défendre avec brio un libéralisme que l’on pourrait qualifier d’ « idéal » en ce qu’il ne coïncide avec la ligne et le programme politique d’aucun parti. Sa critique de l’étatisme[13], son éloge du rôle des minorités[14] et son refus de reconnaître le caractère sotériologique que les idéologies modernes attribuent aux masses[15] sont très proches des positions d’Ortega. Comme le philosophe espagnol vingt ans plus tôt, il oppose aux conceptions organicistes ou « classistes » de la société son individualisme, au nationalisme fasciste et à l’internationalisme marxiste son européisme, au cléricalisme des conservateurs, son laïcisme républicain[16]. Une de ses comédies ayant été interdite par la censure pour immoralité en 1952[17], il riposte en publiant le pamphlet Ritorno alla censura[18] où il dénonce les restrictions imposées par le gouvernement démocrate-chrétien à la liberté d’expression. Il tient la même année une conférence à Paris dans le cadre d’un congrès parrainé par Benedetto Croce, sous le titre, Le due dittature[19], où il condamne, une fois encore, les idéologies totalitaires, professe un libéralisme sans concession[20] et défend la cause de l’indépendance des intellectuels vis-à-vis de tous les pouvoirs.

On serait tenté de voir dans ces deux parcours politiques un mouvement inverse (Brancati passant du fascisme au libéralisme ; Ortega du libéralisme au franquisme). Mais cette perspective « spéculaire », qui oppose l’évolution de l’un à la supposée involution réactionnaire de l’autre, est fausse : si, comme la plupart des libéraux, Ortega s’accommode mieux d’une droite autoritaire que d’un régime de type communiste (considérant celle-là comme un rempart contre celui-ci[21]), il ne renie pas ses convictions libérales ni ne souscrit officiellement aux « Points initiaux » phalangistes[22].

En outre, les contextes historiques sont tout à fait différents : Ortega écrit La révolte des masses dans les années vingt, durant la dictature militaire, alors qu’il assiste à la diffusion des idéologies totalitaires et à la montées des partis révolutionnaires marxistes et nationalistes en Europe. Brancati s’exprime dans les années de la reconstruction, soucieux de défendre les fragiles institutions parlementaires contre les menées des réactionnaires cléricaux ou des tenants de la gauche révolutionnaire.

Brancati prit sans doute connaissance de l’essai d’Ortega en 1945, année de sa publication en Italie. Alors qu’il ne cesse de protester de son attachement à l’idéalisme crocien, l’écrivain ne nomme jamais Ortega dans ses chroniques de l’après-guerre et ne fait clairement allusion au philosophe qu’une seule fois, lorsque, pour caractériser les propagandistes de gauche et de droite, qu’il renvoie dos à dos, il affirme qu’« il s’agit de ce qu’un écrivain espagnol appelle des hommes-masses »[23]. Or, il suffit de lire Brancati pour se convaincre que le ratiovitalisme orteguien ne l’influence pas moins que l’idéalisme crocien. Non seulement Brancati s’inspire de sa « physiologie » des masses mais le style de ses pages présente trop d’affinités avec celui de l’essayiste espagnol pour laisser subsister le moindre doute quant à l’existence d’une influence proprement littéraire d’Ortega sur Brancati. On retrouve dans les articles de Brancati l’esprit qui anime les pages de La révolte des masses, ce ton un peu supérieur, volontiers sentencieux et péremptoire, caractéristique de l’ êthos orteguien, qui a tant irrité les détracteurs du philosophe espagnol. Non seulement Brancati fait sienne la forme assertorique et hautaine de la proposition gassetienne mais il lui emprunte beaucoup de ses trouvailles, au point, parfois, de frôler le plagiat. Brancati trouve notamment chez Ortega l’idée que les foules se livrent à une « mascarade sociale » et l’assimilation des manifestations de masses à une représentation théâtrale[24]. Ce champ métaphorique relève, il est vrai, du topos[25] mais l’exploitation qu’en fait Brancati est indubitablement d’origine gassetienne. Il suffira pour s’en convaincre de comparer ces lignes d’Ortega aux pages du « journal » brancatien :

Un ventarrón de farsa general y omnímoda sopla sobre el terruño europeo. Casi todas las posiciones que se toman y ostentan son internamente falsas. Los únicos esfuerzos que se hacen van dirigidos a huir del propio destino, a cegarse ante su evidencia y su llamada profunda, a evitar cada cual el careo con ese que tien che ser. Se vive humorísticamente, y tanto más cuanto más tragicota sea la máscara adoptada. Hay humorismo dondequiera que se vive de actitudes revocables en que la persona no se hinca entera y sin reservas. (XI, « La época del « señorito satisfecho », p. 95)

Brancati :

L’italiano che si risolve di partecipare a una vita di massa si mette nello stato d’animo della comparsa teatrale./ La vita per quel giorno di adunata, gli si presenta sotto la forma piacevole e leggera dello spettacolo (…). La piazza diventa un palcoscenico e quanto vi si dice, canta, grida ha un tono d’irrealtà che dispensa tutti i presenti da qualunque responsabilità e obbligo (novembre 48, p. 417)

A côté du théâtralisme, l’homme-masse présente, chez Ortega et chez Brancati, un certain nombre de traits appartenant à d’autres descriptions classiques de l’âme collective (impulsivité, inconstance, irresponsabilité etc.), notamment à celle de Gustave Lebon qui compare, dans son célèbre ouvrage[26], le comportement de la masse à celui de l’enfant et du primitif, tous deux sensibles à la force magique des mots.

2. Rhétorique et propagande

Bien que, selon le philosophe, la genèse de l’homme-masse dépende directement du progrès matériel et du formidable développement technique de ce siècle (qui, en même temps qu’ils garantissent la satisfaction des besoins fondamentaux, font naître de nouvelles exigences et « vicient » l’homme moyen, cet « enfant gâté »[27]) Ortega, fondateur de revues à grand tirage, ne fait, dans La rebelión de las masas, que quelques allusions à l’essor de la presse dans les années vingt. Le rôle joué par ce que l’on est aujourd’hui convenu d’appeler les « mass media » sur la formation de l’opinion publique ne fait pas l’objet d’une analyse spécifique de la part de ce membre de l’intelligentsia madrilène qui exerce une si considérable influence sur le public et dont les prises de position et les palinodies successives ne sont pas de peu de conséquence. N’affirme-t-il pas lui-même que : La mayor parte de los hombres no tiene opinión, y es preciso que ésta le venga de fuera a presión, como entra el lubricante en las máquinas. (XIV « ¿ Quien manda en él mundo? », p. 112)

Toutefois, si cet aspect n’est pas thématisé par le philosophe dans son essai de 1929[28], il en est, de manière implicite, constamment question dans l’ouvrage : l’homme-masse, sans mémoire et sans véritable projet est, par définition, perméable, influençable, entraîné, écrit Ortega, par tous les « courants » de l’époque, sorte d’ephêméros emporté par le perpétuel « tourbillon » médiatique :

El hombre-masa no afirma el pie sobre la firmeza inconmovible de su sino; antes bien, vegeta suspendido ficticiamente en el espacio. De aquí que nunca como ahora estas vidas sin peso y sin raíz — déracinées de su destino — se dejen arrastrar por la más ligera corriente. Es la época de las « corrientes » y del « dejarse arrastrar ». Casi nadie presenta resistencia a los superficiales torbellinos que se forman en arte o en ideas, o en política, o en los usos sociales. Por lo mismo, más que nunca, triunfa la retórica. (XI « La época del « señorito satisfecho », p. 95).

Le mot « rhétorique » est pris par Ortega en mauvaise part : il n’indique pas ici la science classique de l’argumentation qui, longtemps décriée, fait aujourd’hui l’objet d’une réhabilitation, mais doit s’entendre dans son acception courante (et platonicienne), comme vaine éloquence et méprisable technique de persuasion. Or c’est en déployant tout son talent rhétorique (au bon sens du mot) que cet ancien élève des jésuites défend dans son essai[29] sa conception aristocratique et élitiste[30] de la société.
Son refus déclaré de s’adresser, comme les démagogues qu’il vitupère, à « l’humanité tout entière »[31], et sa prétention d’atteindre un destinataire singulier[32], ressortissent à la plus pure stratégie conative.

Le philosophe exhorte, dans son ouvrage, ses contemporains à prendre conscience de ce qu’il estime être leurs « responsabilités historiques » : en premier lieu, son lecteur est invité à admette que le régime parlementaire ne saurait, en dépit de la crise qu’il traverse, être considéré comme obsolète. Le seul dépassement possible du parlementarisme sous sa forme actuelle suppose son intégration dans une structure démocratique plus complexe et non sa négation pure et simple. Le livre d’Ortega est, entre autres choses, un plaidoyer en faveur du vieux parlementarisme — système perfectible, toujours réformable — qu’aucune autre forme de gouvernement ne saurait à ses yeux supplanter. La révolte des masses relève, en ce sens, d’une espèce de contre-propagande visant à démonter les mécanismes de la rhétorique des idéologues collectivistes et fascistes qui entendent faire table rase.

La rhétorique des années vingt, c’est la rhétorique de la violence révolutionnaire (situation paradoxale : la rhétorique n’est-elle pas supposée affranchir l’homme de la violence?) ; violence dont Ortega souligne le caractère archaïque et dont il se flatte, la considérant à la lumière de son idéalisme historique comme « dépassée », qu’elle se réduira bientôt à un simple flatus vocis :

Hoy es ya la violencia la retórica del tiempo; los retóricos, los inanes, la hacen suya. Cuando una realidad humana ha cumplido su historia, ha naufragado y ha muerto, las olas la escupen en las costas de la rétorica, donde, cadáver, pervive largamente. La retórica es el cementerio de las realidades humanas; cuando más, su hospital de inválidos. A la realidad sobrevive su nombre, que, aun siendo sólo palabra, es al fin y al cabo, nada menos que palabra, y conserva siempre algo de su poder mágico. (XIII, « El mayor peligro, el estado » p. 102).

Bien qu’il relève les funestes prestiges qui s’attachent au mot « violence », Ortega ne soupçonne pas, quelque dix ans après les carnages de la Grande Guerre dont l’Espagne a su se préserver, que son pays sera bientôt le théâtre de la plus sanglante des guerres civiles et que la violence « infrahistorique » n’est pas près de sortir de l’Histoire européenne[33].

Lorsqu’il s’interroge sur la nature des révolutions modernes, sur ce qu’elles représentent du point de vue historique, Ortega recourt aux ressources classiques de l’inventio. La manière dont il conduit le raisonnement participe, en effet, de la meilleure rhétorique cicéronienne[34]. La révolution d’octobre est-elle cet événement historique sans précédent qu’exaltent les progressistes occidentaux ? Ortega affirme qu’elle ne se distingue en rien des révolutions du passé, qu’elle présente le même caractère sanglant que celle de 1789 et peut être par conséquent subsumée sous le même genre. Le philosophe dénonce dans son essai de 1929 le caractère régressif de la révolution bolchévique qui substitue au tsarisme un absolutisme plus redoutable encore, et de la « révolution » fasciste présentée par ses partisans comme un dépassement des contradictions du régime parlementaire alors qu’elle marque, en réalité, un recul par rapport aux acquis historiques du libéralisme. Il décrit la montée des masses qui, partout en Europe, contestent la légitimité des minorités gouvernantes et se flattent d’accéder à la domination directe de l’état alors que leur attitude destructrice vis-à-vis des institutions parlementaires les promet au plus radical des assujettisssements. Le bolchevisme et le fascisme, qui s’imposent par la violence révolutionnaire, relèvent, selon Ortega du primitivisme :

Uno y otro —bolchevismo y fascismo— son dos seudoalboradas; non traen la mañana de mañana, sino la de un arcaico día, ya usado una y muchas veces, son primitivismo. (X « Primitivismo e Historia » p. 88)

Brancati, dans l’après-guerre, relève l’emploi systématique de l’hyperbole dans le discours des publicistes, stigmatise la démesure des journalistes marxistes qui comparent la diffusion de la doctrine collectiviste à la propagation du christianisme primitif et celle des nationalistes qui comparent l’Italie mussolinienne à l’Empire romain[35]. Comme Ortega, l’écrivain tourne en dérision le pathos des idéologues millénaristes de droite et de gauche qui invitent les écrivains à célébrer dans leurs ouvrages l’aube d’une nouvelle civilisation[36], et dénonce la barbarie qui se dissimule derrière la propagande mystifiante du messianisme révolutionnaire :

Quante volte abbiamo visto dei violenti annunziarci acclamati che nasceva un nuovo mondo. (décembre 48, p. 424)

Parce qu’ils perçoivent le caractère extrêmement complexe et hautement problématique des temps modernes, les deux écrivains ne peuvent souffrir la vaine prétention des idéologues à en fournir une explication définitive. Brancati, comme Ortega, méprise et raille ces « hommes-masses » qui se font fort d’imposer à l’humanité tout entière leur vision totalitaire de la réalité. Il est significatif que les deux hommes, soucieux d’affirmer leur indépendance d’esprit, usent pour caractériser le sectarisme et le dogmatisme des militants politiques, de la même métaphore : le fanatisme est une « hémiplégie morale »[37], « une paralysie partielle du cerveau »[38]. Leur rejet des théories qui tendent à tout réduire à la sphère du politique (ce qu’Ortega appelle « el politicismo integral »[39]) et leur commune volonté de garantir l’indépendance de la culture et la liberté de penser des atteintes auxquelles elles sont perpétuellement exposées, constituent sans doute la part la plus précieuse de leur enseignement.

En cette fin de siècle en mal de maîtres à penser, à l’heure où les grandes idéologies se sont effondrées (il est banal de le rappeler) et où de sinistres bilans s’imposent, il convient de rendre justice à la lucidité de ces deux grands pourfendeurs de l’esprit de système et de la démagogie.


[1] Il est vrai qu’Ortega ne jouit plus aujourd’hui de la même notoriété ; et comme l’intelligentsia de gauche l’a classé parmi les auteurs « réactionnaires », beaucoup s’interdisent de le lire (comme si le fait de prendre connaissance d’une oeuvre théorique impliquait l’adhésion systématique du lecteur à tout ce qu’il lit).

[2] Issu d’une famille prestigieuse qui se distingua dans l’Espagne de la Restauration, le père d’Ortega, écrivain et journaliste célèbre, fut le directeur du supplément littéraire d’une revue, El Imparcial, fondé par son beau-père.

[3] Ayant, comme beaucoup de membres de la petite et moyenne bourgeoisie méridionale, reçu une formation juridique, Rosario Brancati, employé de préfecture, pratiquait en dilettante la poésie et collaborait à la presse locale. Son style empreint de pathos dannunzien est caractéristique du goût de l’époque.

[4] José Ortega y Gasset, La rebelión de las masas, Madrid, Revista de Occidente, 1929. Repris dans Obra completas, IV, Madrid, Revista de Occidente, 1947. Toutes nos citations sont tirées de l’édition Espasa-Calpe, 1958. Nous indiquons pour chaque citation le chapitre et la page.

[5] Toutes nos citations sont tirées de Vitaliano Brancati, Opere (1947-1954), Milano, Bompiani, 1992. Nous indiquons, pour chaque citation, le mois et l’année de parution de la chronique.

[6] Journal fondé en 1918 et dont Ortega fut le principal inspirateur jusqu’en 1930.

[7] Brancati collabora essentiellement au Tempo illustrato (1947) et au Corriere della Sera (de 48 à 54).

[8] La révolte des masses, trad. L. Parrot, Paris, Gallimard, 1967, p. 31.

[9] Ibid., p. 35. Dans l’essai de 1929, le mot de démagogie réapparaît souvent sous la plume d’Ortega qui prend le terme dans sa double acception : aussi bien la pression exercée par les masses sur les pouvoirs publics que l’exploitation cynique des aspirations populaires de la part des politiciens.

[10] Son frère Eduardo, a qui il doit d’avoir pu quitter l’Espagne, est engagé du côté des républicains, tandis que ses deux fils, José et Miguel, combattent dans les troupes nationales.

[11] Sa correspondance avec Gregorio Marañón publiée par Gómez-Santos (España sin fronteras, Barcelona, 1983) révèle toutefois son adhésion au « soulèvement national ».

[12] Cet épilogue, rédigé en décembre 1937 à Paris, parut pour la première fois dans l’édition argentine de l’essai (Buenos Aires, 1938) et fut publié dans sa traduction anglaise par la revue The Nineteenth Century, en juillet 1938.

[13] Il giorno in cui nel vecchio continente si tornerà a credere che non lo Stato dev’essere forte, ma la personalità dei cittadini, un vento di gioia tornerà a sorvolare questa terra piena di cimiteri…(mai 1947, p. 394)

[14] Lo spirito di massa non ama le crisi di governo perché non ama le discussioni. È lo spirito di minoranza quello che presiede alla critica, all’arte, alla buona politica e ai rimpasti ministeriali. (janvier 1947, p.338)

[15] …la massa è sempre buona, sia per l’uomo di destra che per l’uomo di sinistra (…). La massa nella superstizione degl’intellettuali d’oggi, è priva di difetti, è paziente, eroica, laboriosa, onesta, veritiera. Le piazze che essa riempie (…) sono il campo della storia, ed essa, coi suoi perpetui sì e i suoi pugni tesi contro il nemico del momento, fa la storia. ( octobre 48, pp. 414-415)

[16] Alors qu’en Espagne, l’Opus Dei renforce son pouvoir au détriment de la Phalange, à la fin des années quarante, dans l’ Italie démocrate-chrétienne, s’instaure une « république monarchique des prêtres » (selon l’expression de Gaetano Salvemini citée par Brancati in Diario romano, mars 53, p. 610)

[17] La governante, qui ne sera représentée qu’en 1966.

[18] Ritorno alla censura, Bari, Laterza, 1952.

[19] Le due dittature in Opere 1947-1954, op. cit., pp. 297-305.

[20] libéralisme politique et non pas économique (l’italien distingue entre liberalismo et liberismo). Dans l’incipit de Ritorno alla censura, Brancati déclare, en effet, qu’il n’est pas, a priori, hostile à la collectivisation. En fait, il ne combat le communisme qu’en tant qu’il présente un caractère totalitaire.

[21] Si dans l’essai de 1929, Ortega semble mettre sur un même pied communisme et fascisme, dans la postface de 1938, il laisse entendre qu’il considère le second comme une forme « réactionnelle » vis-à-vis du premier.

[22] A. Imatz, dans la préface à la dernière réédition française de l’essai, tente d’établir un parallèle entre Ortega et José Antonio Primo de Rivera, mettant en avant leur commune volonté d’opérer une synthèse entre différentes exigences contradictoires (matérialisme et idéalisme, intégration des masses dans la communauté nationale et rôle prééminent des élites etc…) sans rendre convaincant ce rapprochement forcé. Imatz souligne d’ailleurs lui-même leurs divergences : Ortega est agnostique, individualiste et réformiste ; Primo de Rivera est catholique, organiciste et révolutionnaire. A. Imatz, in José Ortega y Gasset, La révolte des masses, Paris, Le Labyrinthe, 1986, pp. XXVIII-XXIX. Alors qu’une certaine gauche tend à mettre dans le même sac libéraux et fascistes, les théoriciens de la « nouvelle droite » tentent de récupérer le philosophe espagnol. On ne peut que relever la singulière convergence, en dépit de leurs finalités contradictoires, de ces deux positions.

[23] si tratta di (…) quelli che uno scrittore spagnolo chiama uomini-massa (décembre 47, p.422). L’homme-masse, c’est aussi bien le propagandiste des idéologies totalitaires que son destinataire. Brancati, ayant collaboré à différentes publications fascistes jusqu’au début des années trente, sait, une fois revenu de ses erreurs, avoir contribué à fourvoyer l’opinion public.

[24] Alors qu’à l’époque baroque, le jeune aristocrate interprétait sur la scène du théâtre jésuite le rôle qu’il était appelé à jouer dans la société, préfigurant ainsi son propre destin (cf. idea del teatro in Obras completas, VII, Madrid, Revista de Occidente, 1964, p. 459-461) l’homme-masse s’illusionne sur sa capacité de remplir un rôle de protagoniste dans la société moderne et confond la praxis avec le théâtre.

[25] E. R. Curtius, La Littérature européenne et le Moyen-Age latin, ( I ), chap. VI, Paris, P.U.F, 1986, p. 235-244.

[26] G. Lebon, La psychologie des foules, Paris, PUF, 1985.

[27] Voir notamment le chap. IX intitulé « Primitivismo y técnica ».

[28] Ce n’est pas dans son essai des années vingt, mais dans « l’épilogue pour les anglais » de 1937, qu’Ortega affronte la question du développement hyperbolique des moyens de communication. Il met en cause, dans cette postface qui débute par une critique sévère du pacifisme anglais, la responsabilité de tous ceux qui, dans les démocraties occidentales, contribuent à façonner l’opinion publique et ne se soucient pas de vérifier l’exactitude de ce qu’ils affirment (notamment le fait que les républicains espagnols soient les défenseurs irréprochables de la démocratie). Ortega dénonce un phénomène plus subtil et plus redoutable que la simple mauvaise foi partisane : la coupable légèreté des intellectuels qui, forts de leurs certitudes dogmatiques, prennent fait et cause pour une gauche qui n’est à ses yeux pas moins néfaste et liberticide que la droite qu’elle combat. Ortega ne met pas en cause les propagandistes stipendiés des régimes totalitaires de droite ou de gauche qui opèrent une manipulation cynique de l’information mais les intellectuels « engagés » des démocraties, les représentants fourvoyés de l’intelligentsia, chez qui les a priori idéologiques oblitèrent tout sens critique et qui ne peuvent envisager la réalité qu’à travers le prisme de leur credo manichéen. On songe, aujourd’hui, en lisant Ortega, à l’irresponsabilité des intellectuels de gauche qui ne cesseront, dans l’après-guerre, de cautionner « du dehors » et sans rien savoir de la réalité politique des pays qu’ils indiquent comme modèles, les différents régimes communistes.

[29] L’essai, qui est sa forme de prédilection, permet à Ortega de se soustraire aux contraintes rébarbatives d’un traitement systématique des questions abordées, tout en mettant en valeur ses qualités de styliste.

[30] Il faut souligner que l’aristocratie, telle que l’entend Ortega, n’est aucunement liée aux privilèges héréditaires d’une caste (le représentant de l’aristocratie de sang relève au contraire, comme l’homme-masse, de la catégorie générale d’« homme héritier » cf. le chap. XI, « La época del « señorito satisfecho », p. 91) mais correspond au mérite personnel et comporte un supplément d’exigence vis-à-vis de soi-même et de responsabilité vis-à-vis d’autrui. C’est pourquoi le philosophe assigne aux minorités intellectuelles la tâche d’éduquer les masses. Ortega s’adresse à la fois aux élites auxquelles il reproche leur désaffection pour la cause sociale et politique et à l’« homme moyen » qu’il exhorte à prendre conscience de ses limites culturelles. Soulignons que l’« homme-masse », ce n’est pas nécessairement l’ignorant, ce peut être aussi le spécialiste compétent dans son domaine mais qui prétend avoir des lumières sur tout, notamment en matière politique, sans avoir pourtant reçu la moindre formation adéquate. Ortega met notamment l’antiparlementarisme, si répandu de son temps, sur le compte d’une insuffisante culture historique et politique.

[31] Ortega est philosophiquement hostile à l’universalisme abstrait des Lumières.

[32] voir la préface à l’édition française de 1937.

[33] Brancati qui, à la fin des années quarante, ne peut plus nourrir de telles illusions sur le progrès moral de l’humanité, constate dans ses chroniques que l’homme n’est pas encore sorti de la « préhistoire » et que son comportement ne se distingue guère de celui des bêtes féroces: fino ad oggi ci troviamo nella preistoria, cioè a dire in un periodo nel quale l’agire dell’uomo e quello degli animali feroci non sono completamente distinti. (août 49, p. 464)

[34] Cf. les développements cicéroniens relatifs à la définition et à la qualification des faits (« la controverse sur le nom ») dans Invention, I, 9.

[35] décembre 48, p. 424.

[36] Il difensore di destra allude al « sole che sorge libero e giocondo », il difensore di sinistra al « sole dell’avvenire »; tutti e due in ogni modo vogliono un sole… (octobre 48, p. 414).

[37] Ser de la izquierda es, como ser de la derecha, una de las infinitas maneras que el hombre puede elegir para ser un imbécil: ambas, en efecto, son formas de la hemiplejía moral. (« Prólogo para franceses », p. 25)

[38] Il fanatismo è una paralisi parziale del cervello. Questa grande epidemia ha toccato il suo culmine nel ‘39: fanatici di Mussolini, di Hitler, di Stalin, di Franco, ecc. Adesso sta per terminare. Bisogna che la massa si trovi in tutta fretta un’altra forma di stupidità. (mars 1953, p. 612)

[39] dans le « Prólogo para franceses », p. 25.

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