La dynamique de l’espace

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Sommaire :

Première partie  : espaces et parcours
I – Les espaces diégétiques
II – Ruptures et passages
Deuxième partie : de l’espace diégétique à l’univers métatextuel
I – Le réel et l’imaginaire diégétiques
II – Vers l’univers métatextuel
III – L’espace ludique
Troisième partie : les cadres textuels
I – Les codes et genres littéraires
II – De l’incipit à l’explicit
III – Le paratexte

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II- RUPTURES ET PASSAGES

Enfance, maturité et vieillesse marquent les trois étapes fondamentales de l’itinéraire initiatique inscrit dans les textes d’Ignacio Martínez de Pisón. Pour passer de l’une à l’autre, un seuil doit être franchi et une série d’éléments se conjuguent ; la plupart se rattachent à la perte de la maison familiale, à la distinction entre “ réalité ” et fiction, à la mort. Sur cet itinéraire, les métamorphoses s’opèrent en des lieux privilégiés.

1- Le paradis perdu

L’arrivée au seuil de l’adolescence est marquée par une faille dans la structure cohérente de l’enfance. La rupture s’exprime dans les modifications des conceptions spatio-temporelles. Le traumatisme de la perte de l’enfance est représenté différemment suivant les textes, mais tous privilégient à ce moment la perte de la demeure familiale telle qu’elle était vue par l’enfant, et la prise de conscience de la linéarité du temps ; parallèlement, le noyau familial éclate. Dans le cocon, ces failles étaient souvent sous-jacentes.

a- Le cocon fissuré

Pour décrire le monde de l’enfance, l’image du cocon s’est imposée de par la conception cyclique du temps. Spatialement, il paraît fragile et les lignes de failles apparaissent dès le début de La ternura del dragón.

Miguel perçoit intuitivement dans la maison de ses grands-parents des lignes de partage, qui sous-tendent le morcellement de la famille. La maison de La ternura del dragón se subdivise en zones investies par le grand-père ou la grand-mère ; les espaces traditionnels de la convivialité et du rassemblement deviennent des lieux de conflits. Miguel remarque cette particularité dès son entrée dans la maison :

El abuelo y la abuela nunca coincidían en el dormitorio de Miguel. Ella le hacía compañía varias horas por la mañana y después de comer. (…)

El abuelo en cambio sólo entraba por las noches y, cuando estaba alegre, blasfemaba, fumaba y bebía coñac.

(La ternura del dragón, p. 13)

Cette séparation spatiale et temporelle — “ nunca coincidían ”, “ por la mañana ”, “ por las noches ” — est doublée par une série d’oppositions entre les conjoints : la grand-mère est caractérisée par un champ sémantique qui renvoie à la blancheur et au côté diurne : “ una anciana de pelo canoso ” (ibid., p. 5) ; “ cutis blanquecino ” (ibid., p. 7) sont les expressions utilisées par le narrateur pour traduire la première vision que Miguel a de sa grand-mère. En revanche, le champ sémantique lié au grand-père correspond à la couleur noire et à la nuit : “ reparó [Miguel] en su atuendo, en aquella capa oscura que recordaba las alas desplegadas de un murciélago. (…) su voz sonó lúgubre ” (ibid., p. 10). En même temps, la première image du grand-père traduit l’attirance et l’admiration immédiatement ressenties par le petit garçon dont le regard s’arrête d’abord sur ce qui brille : “ Lo primero que distinguió fue la vela (…). Después la contraluz siniestra de su rostro y el intenso fulgor de una medalla y una sortija destacando sobre aquel cuerpo en penumbra ” (ibid., p. 10). La violence de ces contrastes entre les époux était déjà présente dans la première description de la maison : “ La oscuridad antigua y enigmática de la antesala aparecía atravesada por un haz soberbio de luz limpia ” (ibid., p.5). Les grands-parents s’opposent en tout : l’un apprend à Miguel à blasphémer, l’autre se charge de son éducation religieuse en avertissant : “ No debes creer a tu abuelo cuando te hable de religión ” (ibid., p. 49) ; elle confisque les livres ; il les restitue ; ils ne partagent pas la même opinion sur Mercedes et son veuvage (ibid., p. 60).

Au cours de leur déchéance respective, les deux vieillards perdent leur aptitude à s’affronter et se fondent dans la neutralité du gris — le teint pour la grand-mère (ibid., p. 76), les cheveux pour le grand-père (ibid., p. 105).

La maison est un théâtre de conflits qui éclatent dans les espaces communs — le couloir, l’entrée, la cuisine — et toute la maison est contaminée par la mésentente du couple. Au moment de la plus forte crise, la grand-mère se fait expulser de la chambre conjugale : “ — ¡Vete de mi habitación! ¡Vete y no vuelvas a entrar nunca! ” (ibid., p. 81). Alors le cocon protecteur du début devient inquiétant : “ Un extraño maleficio parecía haber transformado la casa en un ámbito intranquilo de misteriosos silencios, de pasillos desiertos, de sombras tensas e inquietas ” (ibid., p. 79). La grand-mère se réfugie sur le balcon ; le grand-père et Carmina, la servante, ne vivent plus dans la maison. La demeure familiale présente alors un double aspect : refuge pour Miguel par opposition au balcon où s’expriment la folie de la grand-mère et sa communication avec Wilhelm Storitz ; mais aussi lieu rendu dangereux par les pouvoirs attribués par Miguel à l’Homme Invisible. Dans La ternura del dragón, l’espace proprement domestique présente donc dès le début une faille : seules deux pièces de la maison, la chambre de Miguel et la pièce inhabitée qui sert de débarras, concrétisent la perfection du monde de l’enfance. Le reste de la maison est marqué par les conflits entre les grands-parents, et l’Histoire s’y introduit parfois (la scène avec les policiers, les discussions lors des tertulias du samedi après-midi). Quand Miguel arrive dans la maison, le malaise conjugal existe déjà mais l’enfant n’en prend conscience que très progressivement. La rupture et l’opposition entre les deux mondes sont déjà sous-jacentes dans l’espace.

A cette ambivalence de la maison — harmonie/hostilité — correspond dans l’esprit de Miguel un phénomène d’attraction/répulsion par rapport à sa condition d’enfant. Dès le début du récit, il n’aime pas être traité comme tel et manifeste un désir de rupture avec le premier âge alors que tout l’y rattache encore : le regard qu’il pose sur le monde et ses proches, sa capacité d’idéalisation, son incapacité à différencier ce qui relève de la fiction ou de la “ réalité ”. Il manifeste du mépris pour cette condition qu’il rejette — “ no le gustaba que se le tratara como a un niño pequeño ” (ibid., p. 6-7) —, et pour sa plus grande joie, le grand-père décide qu’il doit dîner à dix heures, “ como los mayores ” (ibid., p. 13). Il lui apprend à blasphémer, à tirer des bouffées sur sa pipe, lui permet de tremper un doigt dans son verre de cognac, et il prononce la phrase qui a pour Miguel des résonances merveilleuses : “ Ya no eres un crío de teta ” (ibid., p. 13). L’enfant voudrait déjà se situer à cette période charnière où la transition avec l’adolescence et l’âge adulte est toute proche.

Que ce soit dans le cloisonnement de l’espace domestique ou dans l’esprit de Miguel, le morcellement est prêt à surgir. De la même façon, dans Nuevo plano de la ciudad secreta, le premier chapitre comporte le germe des relations irrégulières, d’amitié et d’hostilité, d’attraction et de répulsion, d’amour et de “ désamour ”, qu’entretiennent l’amoureux Martín et sa lunatique cousine. L’harmonieuse relation sentimentale qui les a unis se brise lorsqu’Alicia entre dans l’adolescence alors que Martín n’est toujours qu’un enfant. Dans les deux romans, la cassure réelle est liée à la perte du lieu de l’enfance.

b- La perte de la demeure familiale

La perte de la demeure familiale autour de laquelle s’élabore le monde de l’enfance est fondamentale pour marquer la rupture ; elle occasionne bien des changements. Les nouvelles El filo de unos ojos, Alguien te observa en secreto et La ley de la gravedad, traduisent la rupture spatialement ; La ternura del dragón et Nuevo plano de la ciudad secreta y ajoutent la dimension temporelle.

Au début de El filo de unos ojos, le narrateur protagoniste retourne à Barcelone où il a vécu enfant, dans la maison de son cousin. Dès son arrivée, il découvre que l’ambiance de la maison de ses souvenirs a disparu au profit d’une architecture et une décoration froides et modernes, constructivistes ; l’appartement est comparé à une galerie d’art. Le vocabulaire accentue l’effet de rupture et la sensation de perte : “ muebles (…) sustituidos ”, “ suelos (…) sacrificados ”, “ en su lugar había ahora… ” (El filo de unos ojos, p. 10) ; la maison des souvenirs n’est plus que néant : “ nada pervivía ya de aquella casa magnífica y misteriosa que yo recordaba ” (ibid., p. 10), “ yo pensé que la casa había perdido ya definitivamente su antiguo encanto, su magia ” (ibid., p. 11). Une profonde tristesse accompagne cette prise de conscience.

De la même façon, dans la nouvelle Alguien te observa en secreto, le personnage focal, Manuel, revient dans la maison de son oncle après sept ans d’absence et remarque les changements opérés ; dans le texte, l’écriture donne des signes de cette rupture :

Desde la escalinata de piedra contempló la superficie desolada que había conocido como jardín pretendidamente neoclásico. Nunca había imaginado que fuera tan grande, intentó recordar la disposición de los macizos de flores, los grupos de coníferas, los árboles…, ¿por qué habían sido todos los árboles cortados de raíz? Quizás el pedregal que flanqueaba uno de los senderos había servido alguna vez para el cultivo de rododendros, no estaba seguro. En cambio recordaba claramente que aquel quiosco desnudo, único indicio ahora del antiguo jardín, había estado en otro tiempo profusamente revestido de viña virgen.

(…) Recordó lo orgulloso que don Cayetano estaba de su jardín, para él había contratado al “ mejor jardinero de España ”. Naturalmente, Bárbara le habría despedido. Pero, ¿qué sentido tiene arrasar el jardín de este modo?, ¿quién puede haberlo hecho?, pensaba…

(Alguien te observa en secreto, p. 107)

La rupture est signalée par des modes énonciatifs différents, tels que l’irruption des interrogations. Elle s’inscrit également dans l’alternance de verbes au prétérit et au plus-que-parfait — “ contempló ”, “ intentó recordar ”, “ recordó ” et “ había conocido ”, “ nunca había imaginado ” etc… — qui met en évidence l’écart entre la vision plus ou moins claire du souvenir ( ”en otro tiempo ”) et celle du moment présent ( ”ahora ”) qui suscite les interrogations. Le vocabulaire reproduit la scission en proposant d’un côté l’abondance de végétation, la vie — “ jardín ”, “ macizos de flores, grupos de coníferas, los árboles ”, “ el cultivo de rododendros ”, “ profusamente revestido de viña virgen ” — et de l’autre, la mutilation, la mort — “ superficie desolada ”, “ cortados de raíz ”, “ el pedregal ”, “ aquel quiosco desnudo ”, “ arrasar el jardín ”. Par rapport à la maison de l’enfance, le protagoniste vit un véritable exil, comme s’il venait d’être expulsé du pays natal. Pierrette Renard a étudié la “ structure bipolaire ” du paradigme de l’exil, “ fondée sur les notions d’écart, d’opposition, de superposition ”[1]. Elle analyse les traces laissées dans l’écriture :

Le flottement entre deux espaces et deux moments, la prise de conscience d’une séparation spatio-temporelle, d’une impossibilité de coexistence vécue d’un ici et d’un ailleurs, d’un présent et d’un passé, s’expriment par le sémantisme de la séparation, de la perte et par la représentation oppositionnelle de l’espace. Celle-ci s’effectue grâce à une série de descriptions antagonistes ou à des touches affectives, des échappées, des éclairs de récit, une inscription en surimpression du pays perdu et valorisé sur les lieux de l’errance et de l’exil. En outre les modalités du récit, la structure narrative en particulier, disent l’espace et le temps de l’exil par une esthétique de la rupture et de la superposition[2].

Cette analyse de Pierrette Renard éclaire la structure du passage cité, de Alguien te observa en secreto, où différentes voix s’imbriquent dans le récit : le lecteur distingue la voix du narrateur qui prend en charge une partie de la description — “ contempló la superficie… ”, “ nunca había imaginado… ”, “ intentó recordar… ” —, la voix du personnage dont les paroles sont transposées au style direct — “ ¿por qué habían sido… ”, “ ¿qué sentido tiene… ” — et la superposition, la surimpression de ces deux voix dans l’utilisation du style indirect libre — “ Quizás el pedregal que flanqueaba uno de los senderos había servido alguna vez para el cultivo de rododendros, no estaba seguro ”, “ Bárbara le habría despedido ”. Cette description rend donc à la fois l’écart entre les deux visions et la volonté de les confondre.

Le narrateur de La ley de la gravedad vit cette expérience symbolique de l’exil lorsqu’il assiste à la destruction des lieux de son enfance :

He mirado, no obstante, el acristalado edificio sin experimentar el resentimiento que ahora me invade, mientras contemplo a través de una rendija de la valla el solar donde no hace mucho se alzaba la casa en que crecí. Los obreros sudan, hay uno que ríe y otro que mea a favor del viento, los cimientos de acero y hormigón podrían ser siniestros instrumentos de tortura y el estrépito de las taladradoras el sonido unánime de los cadáveres ensartados. Sobre mi cabeza hay un inmenso cartel de texto casi insultante: “ Construcción de viviendas de protección oficial ”.

(La ley de la gravedad, p. 113)

Cette découverte est vécue comme une véritable torture et le vocabulaire insiste sur la douleur du protagoniste face à ce qu’il considère comme une véritable mise à mort ; la personnification de l’édifice torturé signale l’identification entre le narrateur et la maison de son enfance. Le regard s’attache à la vulgarité, au prosaïsme de la scène lors de la description des ouvriers. Le détail de l’affiche “ viviendas de protección oficial ” est cruellement ironique pour celui qui perd un refuge, la référence familiale, et se trouve désemparé.

Les trois nouvelles, El filo de unos ojos, Alguien te observa en secreto, La ley de la gravedad, suggèrent l’idée d’exil car les trois personnages ne peuvent que constater des modifications imposées par un système autoritaire qui les expulse de leur passé : le cousin qui veut exercer pouvoir et domination (El filo de unos ojos) ; Bárbara à laquelle Manuel se croit soumis (Alguien te observa en secreto) ; un père, militaire de carrière depuis le franquisme, qui n’a pas su résister à une “ offre intéressante ” (La ley de la gravedad).

La ternura del dragón et Nuevo plano de la ciudad secreta donnent une autre signification à l’expérience du paradis perdu. Le lecteur la saisit avec le regard de l’enfant qui construit sa personnalité (La ternura del dragón) ou de l’adulte qui se projette dans ce moment du passé. Il y a choix de leur part, pas de nostalgie — dans le premier roman, elle est rendue impossible par l’absence de perspective. Le cercle temporel du paradis de l’enfance se brise et la sortie de l’enfance vers le monde des adultes se caractérise par une prise de conscience de la linéarité du temps, et un mouvement de sortie par rapport à la maison, c’est-à-dire le passage de l’espace privé, homogène et fermé, vers un espace public et morcelé.

A la fin de La ternura del dragón, Carlos, le professeur particulier, et Mercedes, la mère, jouent leur rôle d’initiateurs pour montrer à Miguel le chemin de la maturité ; la sortie de l’enfance se fait en plusieurs étapes qui correspondent aux démystifications du monde de Miguel par les adultes. Carlos détruit la vision idéale que l’enfant se faisait de la partie inhabitée de la maison, moment qui se caractérise par un arrêt temporel dans un espace qui chancelle :

Miguel anduvo hacia el centro de la Zona Deshabitada, ahora invadida por la claridad, y allí vio a Carlos acabando de subir la última persiana. Todas las demás habían sido alzadas y, al hacerse la luz, la Zona Deshabitada había dejado bruscamente de ser el espacio fascinante y enigmático de sus fantasías para convertirse en una sórdida estancia de paredes húmedas y techo despintado, donde viejos armarios, abrigos apolillados, inservibles máquinas de coser, objetos polvorientos y herrumbrosos compartían el turbio hacinamiento y disputaban entre sí por unos centímetros más de suciedad y desorden.

El tiempo se detuvo unos segundos (…) y [Miguel] anduvo hacia la puerta como quien camina por la cubierta de un barco que zozobra.

(ibid., p. 116)

Les ténèbres nécessaires à l’existence du monde de Miguel s’opposent à la lumière qui le détruit malgré la tentative de résistance de la part du petit garçon : “ —¡No! ¡La luz no! —intentó gritar [Miguel] ” (ibid., p. 115). La lumière révèle tout l’aspect sordide de la pièce, sa “ réalité ”, qui s’oppose à la fascination première, à l’imaginaire de Miguel. L’expression “ el espacio fascinante y enigmático de sus fantasías ” rappelle la première vision de la maison — “ aquel mundo magnífico, fascinante como un reino de leyenda. La oscuridad oscura y enigmática… ” (ibid., p. 5). La suspension temporelle indique le point de bascule d’une conception à une autre.

La lumière joue un rôle important dans toutes les révélations, symbole de la prise de conscience. Quand Mercedes raconte à son enfant la vérité sur ses grands-parents puis sur son père, le passage de la pénombre à la lumière symbolise la connaissance que Miguel acquiert et finit par accepter au fil de l’histoire. Au début du récit sur le grand-père, la mère et l’enfant sont dans la pénombre : “ La luz que entraba por la ventana era escasa, pero suficiente para apreciar la amable transparencia de la mirada de Mercedes. Su voz sonaba serena y dulce en la grave penumbra de la habitación ” (ibid., p. 126). Après les premières phrases, Miguel est mal à l’aise. Il voudrait éclairer la pièce, comme pour court-circuiter la révélation qu’il sent venir, mais sa mère l’en empêche : il doit accepter d’entendre la vérité. A la fin du récit sur le grand-père, Miguel allume, signifiant par là-même qu’il a compris et accepte cette version. Vient ensuite la vérité sur le père, au terme de laquelle l’enfant éteint, sort et sur ce geste symbolique donne l’entretien pour clos, plongeant le passé et l’imaginaire de son enfance dans les ténèbres ; il accepte de vivre à la lumière.

Le passage de la vision idéalisée à une vision plus proche de la “ réalité ” diégétique se fait en outre dans une prise de conscience temporelle ; la mère introduit son premier récit avec ces notions :

—El tiempo pasa y todos vamos creciendo, haciéndonos poco a poco más viejos. Parece que fue ayer cuando me casé con tu padre (…). Ahora te vas a Londres a estudiar y a lo mejor, cuando vuelvas, ya has tenido un hijo y me conviertes en abuela. El tiempo avanza tan de prisa…

(ibid., p. 126)

Mercedes insiste sur les étapes de la vie, dans une vision linéaire qui conduit au vieillissement ; la progression se fait insistante avec l’emploi du gérondif — “ vamos creciendo, haciéndonos ” — doublé par l’expression “ poco a poco ”. De plus la phrase présente chronologiquement les trois périodes de l’axe temporel — passé, présent, futur : “ fue ayer cuando (…). Ahora te vas (…), cuando vuelvas… ”. La mère provoque chez l’enfant un changement de vision — “ Quería decirte que ya eres un hombre y no puedes seguir mirándolo todo con ojos de niño… ” (ibid., p. 126) — et le situe dans une chronologie. La prise de conscience est difficile pour Miguel, l’accès à ce nouveau monde et la perte de ses points de références engendrent une inquiétude : “ El parecía intranquilo, miraba a un lado y a otro con nerviosismo ” (ibid., p. 126).

Miguel rompt définitivement avec l’enfance dans les dernières lignes du roman : il doit quitter la maison de ses grands-parents (la grand-mère est morte et le grand-père fou). A ce moment-là, il prend pleinement conscience du temps en situant le passé par rapport au présent : “ todo aquello que ahora observaba pertenecería de pronto al pasado ” (ibid., p. 134). Il sait désormais employer les mots “ maintenant ”, “ passé ” ; la confusion a laissé place à la linéarité qui définit le monde des adultes. Quitter l’enfance, c’est finalement changer, pour Miguel, la vision qu’il a du monde : “ tienes que saber distinguir ” (ibid., p. 117) lui dit Carlos ; si l’enfance est un monde cohérent comme le pense le narrateur de La última isla desierta, au regard des adultes cet ordre peut être ressenti comme confusion et quitter l’enfance revient à établir certaines frontières pour ordonner le monde différemment.

Dans Nuevo plano de la ciudad secreta, la perte du paradis de l’enfance se fait en deux phases, ainsi que les changements dans la conception du temps : l’existence de la maison, ou sa possession, permettent à Martín, même s’il n’y va plus, de conserver une relative circularité dans sa perception temporelle. Une première cassure est marquée à la fin du premier chapitre, mais la véritable rupture a lieu au moment de la vente de la finca, qui correspond à la perte définitive du paradis ; le changement est représenté dans le texte par l’irruption de dates qui construisent une chronologie de plus en plus précise.

A la fin du premier chapitre, “ La hora de la muerte de los pájaros ”, le temps est déjà responsable d’une certaine perte de bonheur. Il s’imprime dans les transformations physiques d’Alicia, la petite fille est devenue adolescente et ce passage signifie pour Martín, encore enfant, la disparition de leurs jeux amoureux, de leur complicité. Ils vivent désormais dans des mondes différents. Puis les mêmes transformations affectent le corps de Martín : “ Durante este tiempo crecí de más de veinte centímetros, me aprendí de memoria varias canciones de los Beatles y comprobé con orgullo que se me empezaban a notar las venas en el dorso de la mano ” (Nuevo plano de la ciudad secreta, p. 34) ; le protagoniste croit ainsi avoir rejoint l’univers de sa cousine dont il est éperdument amoureux. Ce nouvel âge est caractérisé par l’apparition de la chronologie ; dans les souvenirs, les étés de l’enfance ne se confondent plus mais se succèdent : Martín évoque le dernier été avec Alicia, puis les deux étés suivants, puis la troisième année, en adoptant une vision linéaire dans le récit de la fin du premier chapitre. Il avait débuté avec l’expression “ Los veranos en la finca… ” (ibid., p. 7) et se clôt sur “ Alicia no volvió a pasar ningún verano con nosotros ” (ibid., p. 34) ; les négations — “ no ”, “ ningún ” — marquent la fin de cette période de bonheur où le temps s’abolissait dans la répétition des cycles.

Néanmoins, tant que la finca est propriété de la famille, la conception temporelle dans le récit ne change pas radicalement. Le temps cyclique n’est plus aussi fort mais continue à se faire sentir, par exemple à travers les visites dominicales rituelles de Martín à son oncle et sa cousine ; la linéarité temporelle est brisée par le fonctionnement de la mémoire qui convoque des souvenirs non ordonnés chronologiquement, mais selon des associations d’idées. Au troisième chapitre, “ La idea del miedo ”, la peur relie le présent à l’enfance : dans une même séquence, le narrateur raconte la peur ressentie lors de son arrivée à Barcelone quand il prend conscience de l’état moral et financier de son oncle, et une peur de l’enfant abandonné par sa mère chez une amie où des souris couraient sous la baignoire. Les deux anecdotes semblent bien étrangères l’une à l’autre, et pourtant le récit les rassemble sous une même impression engageant le lecteur à chercher un lien plus profond, dans la répétition du passé dans le présent. Le récit ordonne les souvenirs sans respecter la chronologie.

Les quatre chapitres qui suivent celui de l’enfance ont des durées floues ; le lecteur ne sait pas exactement pendant combien de temps Martín a travaillé dans les grands magasins, puis dans le cabaret, ni le temps qu’a duré sa fréquentation des amis d’Alicia. A cette indétermination temporelle, correspond en revanche une grande unité spatiale : du deuxième au cinquième chapitre, Martín ne quitte pas Barcelone. Les lieux de l’action sont précis et généralement fermés (le magasin, l’appartement de l’oncle, le cabaret, le café Danubio) et les scènes en extérieur sont rares. A un degré moindre c’est l’image du cocon de l’enfance que Martín essaie de retrouver. L’extérieur est vécu comme un danger ; en effet, c’est dans la rue que Martín se fait agresser par le fiancé de Tatiana, une des vedettes du Stars.

En revanche, la rupture avec la conception spatio-temporelle propre à l’enfance est radicale lors de la vente de la finca. La chronologie s’affirme et l’espace éclate. La perte définitive du paradis de l’enfance établit une temporalité chronologique et détruit le cocon. Dans le chapitre six, “ Epistolario ”, l’imminence de la vente de la finca introduit les premières dates précises du roman même si elles excèdent les limites de la diégèse : “ la casa fue construida en 1899 ”, “ pertenecía a mi familia desde 1918 ”, “ en 1923… ”, “ desde entonces hasta 1941… ” (ibid., p. 122-123). Après ce passage doublement remémoratif, qui met la mémoire en abyme, — le narrateur se rappelle un souvenir qu’il a eu dans le passé, le jour de la vente de la maison, “ aquel día de finales de invierno del 82 ” (ibid., p. 125) — le récit prend une tournure chronologique ; rétrospectivement, certains événements sont clairement datés, par exemple la réalisation des premières “ architectures mortes ” (Noël 1981) ; mais ce n’est pas le cas pour ceux qui sont antérieurs au chapitre six. Plus le récit progresse vers le présent de narration plus les souvenirs gagnent en précision temporelle, la macro-structure temporelle du récit devient linéaire, en particulier dans les deux chapitres qui précèdent l’épilogue.

Parallèlement à l’introduction de la chronologie, l’espace diégétique éclate. Le premier déplacement spatial se fait également au chapitre six : à Noël, Martín retourne à Pampelune où il trouve son frère profondément déprimé ; en février, il y est encore et s’occupe de la vente. Un télégramme d’Alicia le ramène à Barcelone où il croit trouver son oncle au plus mal ; Alicia vit alors à Madrid et désormais les lieux de l’action oscillent entre les deux grandes villes. Au printemps 1982, le narrateur parcourt l’Europe avec son frère Javier… La vente de la maison, perte d’un point de référence, provoque une série de déplacements, comme une recherche de soi.

Découvrir que les murs de l’enfance ont changé ou qu’ils n’existent plus, entraîne la perte de l’enfance, rend caducs les souvenirs. La mémoire est trahie comme le pense le narrateur de La ley de la gravedad. Le nouvel état de la demeure ou la maison de substitution provoquent une remise en question des conceptions spatiales et temporelles ; elles donnent des informations sur la réalité qui suit la perte de l’enfance. La rupture avec l’enfance passe aussi par la désagrégation du noyau familial.

c- Le noyau familial

L’étude sur le microcosme de l’enfance a fait apparaître le noyau familial comme une structure forte, en particulier dans Siempre hay un perro al acecho. Néanmoins, il est souvent fragilisé, tronqué, en l’absence du père ou de la mère ou à cause de la mésentente conjugale. C’est une variante de l’image du cocon fissuré.

La structure de l’espace de Siempre hay un perro al acecho rend la division familiale latente, dès le début de la nouvelle, à travers l’occupation de l’espace par les protagonistes. Cette rupture est également sous-jacente dans l’emploi occasionnel que fait Giovanna, la femme du narrateur, de l’italien, sa langue maternelle :  Era la lengua en la que hablaba cuando estaba triste o enfadada ” (Siempre hay un perro al acecho, p. 12). Or le texte se clôt sur une phrase en italien, par laquelle Giovanna accuse son mari d’avoir tué leur petite fille Marta ; suivie de la traduction de la même phrase en castillan : “ Tu hai ucciso la mia cara Marta ”. Tú has matado a Marta ” (ibid., p. 47). La faille entre les deux conjoints s’ouvre dans la traduction car elle vise à éliminer l’aspect affectif : l’adjectif “ cara ” et le possessif disparaissent.

Juste avant la mort de Marta, l’harmonie sphérique rompue est représentée à l’aide de l’image des trois oranges coupées en deux :

Entré en la cocina cuando se disponía [Giovanna] a exprimir la primera naranja. Con el mismo cuchillo que ella acababa de utilizar, partí las dos naranjas restantes, y debajo del grifo de agua caliente me enjuagué los dedos.

(ibid., p. 44)

Chaque orange est symboliquement un personnage coupé en deux et torturé ; la souffrance de chacun dans sa propre chair, la perte de l’unité familiale et de l’intégralité de chacun sont évoquées dans cette scène. Giovanna traduit sa douleur car la demie orange, la “ media naranja ”, est la femme, la “ moitié ”. Le narrateur accepte la culpabilité en coupant les deux oranges restantes. Au cours de l’histoire, le noyau familial si fort s’est désintégré, sans espoir de reconstruction.

Dans Nuevo plano de la ciudad secreta, l’expérience de la rupture est différente car elle est nécessaire au narrateur protagoniste pour accéder à la maturité ; il doit rompre avec tout le cocon familial — la mère, l’oncle, le frère. La séparation d’avec la cousine est plus difficile, et se fait en plusieurs étapes. L’éclatement familial sert de reflet à l’éclatement spatial et inversement. Les ruptures successives de Martín avec les siens sont en relation avec ses déplacements spatiaux et signalent les jalons sur son itinéraire initiatique vers la maturité.

La perte de la maison familiale représente symboliquement la coupure avec la mère, nourricière et protectrice. Quand Martín arrive à Barcelone, probablement parce que s’y trouve sa cousine, il est à la recherche d’un père, ce qui le mène à la porte de son oncle Luis. Il le surprend en plein déménagement, et se rend compte qu’il ne doit rien attendre de lui, que sa situation professionnelle et financière est catastrophique. Le changement de domicile est symbolique ; le jeune homme ne trouve pas l’oncle qu’il cherche mais un personnage différent. Martín retourne alors à la gare et médite sur sa situation. L’adolescent se regarde dans une glace et se découvre encore enfant alors qu’il se voudrait déjà adulte :

Pasé largo rato observándome en el espejo de los lavabos. Estudiaba los ángulos suaves de mi rostro, la frente lisa, los reflejos del neón en mi pelo pajizo y mi cutis, la barba aún rala, ese amplio arco de las cejas que me daba un aire de aturdido o inexperto… La minúscula cicatriz de mi mejilla —recuerdo de una caída de un camión militar— era como un inútil trofeo de guerra en el escaparate de una juguetería. Yo habría querido que la vida me hubiera tratado peor con anterioridad, que hubiera curtido esa piel y alterado ese arco de las cejas, que hubiera hecho de mí una persona capaz de resistir una derrota como aquélla, capaz de superar ese miedo o acostumbrarse a él. Cuando salí de aquel lavabo, me creía decidido a coger el primer tren para Pamplona.

(Nuevo plano de la ciudad secreta, p. 61)

Cet auto-portrait cible le moment charnière où l’enfant devient adulte : les restes de l’enfance sont dénoncés par certains signes physiques — “ ángulos suaves ”, “ frente lisa ”, “ barba rala ”, “ aire de aturdido e inexperto ” — et par la comparaison du visage avec la devanture d’un magasin de jouets ; pourtant l’allusion à la cicatrice et le souvenir militaire suggèrent déjà une expérience initiatique qui a transformé l’enfant en homme. Martín donne la preuve d’un début de maturité pour surmonter les épreuves car il ne prend pas le train pour Pampelune, mais choisit de rester à Barcelone. Cette observation s’accomplit dans un endroit symbolique — la gare —, lieu de transit, point de départ de toutes les destinations, celle surtout qui pourrait ramener vers la maison sécurisante de l’enfance, vers la présence maternelle : il s’agit de la véritable séparation d’avec la mère.

Martín se met à travailler et rend visite régulièrement à Alicia et à l’oncle Luis. A la fin du troisième chapitre, après une série de désillusions — l’oncle ne l’aide pas professionnellement, refuse de lui apprendre à jouer aux échecs, se coupe du monde —, la rupture entre les deux hommes est effective :

—Vine a esta ciudad a hacerme una biografía —dije, silabeando cuidadosamente—. Traje muy pocos recuerdos, y algunos de los que aquí he adquirido quiero olvidarlos ahora mismo.

Colgué y permanecí unos instantes en el interior de la cabina. Fueron apenas unos segundos, quizás un minuto, y en tan breve intervalo fui consciente de que acababa de decir adiós. Adiós a algo, no sabía muy bien a qué.

(ibid., p. 76)

Le mode de communication choisi par Martín pour s’adresser à son oncle traduit la perte totale d’échange entre les deux personnages : ces mots sont le message que le jeune homme laisse sur le répondeur, devenu l’unique outil de communication, à travers lequel l’oncle Luis fait d’étranges parties d’échecs téléphoniques et échange des souvenirs d’enfance avec un ami malade. C’est le seul moyen dont dispose Martín pour être écouté. Dans ces paroles, l’emploi du prétérit — “ vine ”, “ traje ” — établit une coupure nette entre le jour de l’arrivée de Martín et le moment présent où il prononce le message. Le narrateur laisse transparaître un sentiment d’insuccès par rapport aux espoirs qu’il nourrissait à son arrivée (quand il croyait que l’oncle idéal de son enfance allait l’aider à se fixer professionnellement). L’acte de raccrocher le téléphone, de donner pour terminée une communication déjà incomplète, et la réitération intérieure de l’adieu final, mettent un terme à la première étape de l’itinéraire de Martín. Sa méditation dans la cabine téléphonique le situe en retrait du monde, dans une bulle de l’espace public d’où il doit sortir pour prendre une nouvelle direction.

Martín se retrouve symboliquement orphelin et, dans ce troisième chapitre, la séparation est déjà latente à travers une structure éclatée : le morcellement séquentiel apparaît dans le texte pour la première fois ainsi qu’une structure analeptique qui fait surgir le souvenir de vieilles peurs enfantines et la non-linéarité temporelle. Les grands magasins, puis le cabaret, symbolisent la recherche d’une famille ; dans ces lieux clos, le protagoniste retrouve finalement des substituts de parents : le personnage de Sheila, au Stars, s’apparente à la mère : “ Sheila se comportaba conmigo de un modo maternal ” (ibid., p. 84) ; “ Pero Sheila no era maternal sólo conmigo ” (ibid., p. 85) ; la figure du père est une des facettes de Muñoz (le directeur du grand magasin), quand il prononce son discours paternaliste, à la fin du deuxième chapitre : “ —Martín, tú no eres como los otros chicos, (…). No pretenderás pasarte la vida trabajando en una cosa así. (…) Cuando yo tenía tu edad… ” (ibid., p. 53). Martín rompt avec ces deux lieux et la “ famille ” qu’il s’y était constituée. Il tente de les remplacer par une autre, celle d’Alicia et de ses amis, au cours du cinquième chapitre ; mais ce milieu est cruel et le chapitre se clôt sur la première rupture entre Martín et sa cousine.

Dans le chapitre central de l’oeuvre, le sixième, est relatée la vente de la maison familiale ; c’est également le moment où apparaissent les “ architectures mortes ”, puis la “ ville secrète ” ; ces deux projets artistiques sont d’abord symboles de la coopération entre Martín et son frère, Javier, puis de leur rupture. La réalisation des “ architectures mortes ” commence lorsque Martín retourne pour la première fois à Pampelune, à Noël, alors que Javier est déprimé à cause d’un amour malheureux. Les deux frères entreprennent alors une collaboration artistique — les “ architectures mortes ” — qui consiste à retourner sur les lieux marquants du passé pour y photographier non pas l’endroit lui-même mais ce que l’on voit depuis ce lieu ; cette étape est celle de Javier ; Martín fait ensuite à partir de la photo, un dessin qui a pour but d’effacer toutes les traces de vie encore présentes :

Ibamos a los lugares en los que solíamos jugar de niños y Javier no fotografiaba sus escondites preferidos sino lo que se veía desde ellos. (…)

Arquitecturas muertas: así llamé inicialmente a la serie de dibujos que basándome en fotos de Javier me propuse hacer. Elegía sólo fotos de casas, algunas bonitas, otras vulgares, y las dibujaba tratando de imaginármelas deshabitadas: nadie detrás de los cristales, ninguna prenda tendida, ninguna luz encendida.

(ibid., p. 118)

Cette collaboration est en étroite relation avec la mémoire, mais une mémoire fossilisée. Le germe de la séparation entre les deux frères est déjà présent dans la divergence de leurs projets :

Esos dibujos no eran para mí sino simples ejercicios. Para Javier, en cambio, eran el fruto de un trabajo común, la prueba irrefutable de que entre los dos habíamos constituido una especie de sociedad perfecta, con unas reglas técnicas de orden interno, una clara delimitación de funciones y el objeto sobreentendido de crear imágenes inútiles y hermosas.

(ibid., p. 119)

La différence de perspective annonce la division qui a lieu lors du périple européen réalisé par les deux frères ; ce voyage est une métaphore traditionnelle de la recherche de l’identité. Il est très formateur pour le narrateur qui commence à ce moment la réalisation de sa “ ville secrète ” mais provoque la rupture avec Javier. Cette “ ville secrète ”, contrairement aux “ architectures mortes ”, est un projet personnel ; Martín ne vise plus à retrouver des lieux ou des vues du passé, mais à mettre en images les visions du présent ; il ne retrouve pas une mémoire, il la prépare, fixant sur le papier les endroits où sa vie aurait pu prendre un autre cours, les carrefours du destin. C’est une production solitaire — “ Esa ciudad era el fruto de una obsesión, en ella no había sitio para nadie más. Yo sabía (…) que no me lo perdonaba [Javier] ” (ibid., p. 131) — et utile car elle devient, dans l’épilogue, métaphore de l’élaboration du roman. La mise à mort des “ architectures ” — “ la serie —ahora sí que muerta— de las arquitecturas ” (ibid.) — provoque la fausse tentative de suicide de Javier, qui signifie ainsi à son frère tout le mal fait et consomme la rupture définitive.

Avec Alicia, la séparation n’est effective qu’après de multiples brouilles et reconciliations. Tous les déplacements, les étapes de la vie de Martín, sont régis par les mouvements de la jeune femme. La première coupure a lieu à la fin du cinquième chapitre, quand celle-ci part pour Madrid avec son ami Simón. Les cinq premiers chapitres forment une unité autour de Barcelone et d’Alicia. En revanche, le sixième dans sa totalité traduit la rupture entre les cousins. Ils ne sont jamais présents dans le même espace diégétique ; la coupure est accentuée par l’ellipse qui s’ouvre entre la fin du cinquième chapitre et le début du suivant ; alors qu’Alicia part pour Madrid à la fin du cinquième, on la retrouve à Barcelone au début du sixième. Cette première séparation, matérialisée dans l’espace textuel, est tue au niveau de l’histoire, comme une période refoulée des souvenirs. Quelques rares échanges épistolaires mettent en relation les cousins. A partir du septième chapitre et jusqu’à la fin de l’histoire, Martín et Alicia alternent ruptures et réconciliations ; la dernière réconciliation avant la coupure définitive coïncide avec le début d’une relation amoureuse entre les cousins, qui fait d’Ernesto un futur mari trompé, complaisant et ridicule. La rupture finale a lieu au moment du mariage d’Alicia : dans ce moment d’union avec Ernesto, c’est la désunion avec Martín qui se produit. L’impossible relation entre Martín et Alicia est parfaitement représentée dans le chiasme de la phrase du narrateur : “ Cuando de verdad la quise no la tuve, ahora que la tenía me sabía incapaz de quererla ” (ibid., p. 180) ; le chiasme exprime le renversement de situation. La négation qui portait sur l’idée de possession dans la première partie de la phrase, porte dans la deuxième sur la capacité à aimer — “ me sabía incapaz de quererla ” — et le narrateur retarde l’expression de l’amour comme s’il avait du mal à avouer son “ désamour ”. L’emploi du prétérit — “ la quise ” — suggère la rupture avec le passé et fait de cet amour une expérience ponctuelle, qui contraste avec la lenteur et la progression de la seconde construction.

Dans les dernières pages de ce chapitre qui précède l’épilogue, à l’hôtel, pendant le repas de noces de sa cousine, Martín la désire soudain, monte dans sa chambre où elle le rejoint, furieuse. La rupture se concrétise dans les aspirations de Martín qui traduisent sa volonté de détruire le mariage d’Alicia :

Me apetecía desgarrar su vestido de novia: me veía a mí mismo arrancando jirones de seda blanca, hundiéndome en ellos como en un baño de espuma. Estaba como poseído por ese raro frenesí que induce a los niños a destrozar su juguete preferido.

(ibid., p. 196)

Ce phantasme du narrateur symbolise son désir de destruction pour marquer définitivement la fin de l’enfance à laquelle Alicia le rattache. L’expression “ destrozar su juguete ” est assez explicite. Cependant, il opte pour un autre geste afin de précipiter la perte de sa cousine. Martín est seul dans la salle de bains de la chambre d’hôtel et la scène rappelle celle qui a marqué le début de leur relation amoureuse, dans la salle de bains d’un autre hôtel, le jour de l’enterrement de l’oncle ; le narrateur fait le rapprochement : “ … estábamos en un hotel y todo aquello había empezado en un hotel similar ” (ibid., p. 200). Le rapprochement des deux lieux, dans l’emploi de l’adjectif “ similar ”, tend à identifier les deux jours, celui de l’enterrement de l’oncle et celui du mariage de la cousine. L’interrogation de Martín sur sa destinée, à la gare de Barcelone, a également eu lieu devant les lavabos. Ce détail est important car, d’après Pierre Sansot, la salle d’eau est un des lieux privilégiés où s’opèrent des métamorphoses[3]. Ce jour-là, pendant le mariage d’Alicia, Martín enterre symboliquement son amour, il organise la rupture :

Entonces realicé aquel acto arbitrario y fatal.

Alguna vez he pensado que alguien puede asomarse casualmente a una ventana y decidir de golpe arrojarse al vacío. Aquello no fue muy diferente. Reparé en el estuche negro y en el bonito alfiler de corbata que Ernesto me había regalado. Mi reacción fue automática como una perfecta asociación de ideas. Me saqué el alfiler y lo guardé junto a la maquinilla. El estuche se cerró con un discreto clic y yo tuve la sensación de haber cometido un crimen, terrible y grandioso.

(ibid., p. 198)

Par ce geste, Martín cherche à donner à Ernesto une preuve de l’adultère. La relation à la mort concerne les trois personnages : Martín renonce à Alicia, et c’est pour lui un suicide, il provoque le malheur d’Ernesto qui ne se doute de rien et celui d’Alicia qui, grâce à l’ingénuité de son mari, devrait pouvoir vivre ses aventures amoureuses avec une situation financière stable. L’idée de mort se retrouve lorsque le narrateur compare son geste à une bombe : “ En algún lugar de ese mismo edificio había colocado una pequeña bomba de relojería, y el tácito tictac de su escape y sus muelles imponía un ritmo frenético a mis pensamientos ” (ibid., p. 200). Il y a de la part de Martín volonté de se soustraire à la domination d’Alicia. Au moment où il commence son discours pendant le repas, il se sent étrangement maître de lui : “ Mis palabras acallaron todos los murmullos y eso me hizo sentirme extrañamente dueño de mí mismo ” (ibid., p. 201).

Sa rupture avec Alicia correspond à une prise de conscience de son identité : “ Por momentos pienso que sólo ahora empiezo a conocerme ” (ibid.). Cette réflexion montre qu’il se trouve à un moment-clé de son évolution, et l’idée de connaissance est liée à l’expérience initiatique qui l’a aidé à progresser vers son indépendance. La séparation d’avec Alicia se traduit ensuite spatialement à la fin du repas quand tous les invités partent pour la fête ; Martín reste seul dans le salon alors qu’Alicia s’éloigne de lui pour rejoindre son mari :

Alicia avanzaba ya en dirección a su marido, que la esperaba en las escaleras. La mayoría de los invitados había salido. Unos minutos después ese salón se quedaría vacío y a oscuras, y yo comprendí que ése era el sitio en que me correspondía estar, entre las sillas desordenadas y los manteles sucios y los restos del banquete. Mi prima subió unos escalones y alcanzó a Ernesto. Cuando llegó a la puerta…

(ibid., p. 203)

La frontière entre les cousins est matérialisée par les escaliers, la différence de niveau, et par la porte vers laquelle les jeunes mariés se dirigent. Alors que tous les invités et le couple à l’honneur vont à la discothèque, Martín reste dans la salle à manger : il fait partie de l’envers de la fête, s’assimile à son aspect plus sordide — “ sillas desordenadas ”, “ manteles sucios ”, “ restos del banquete ”. La coupure est d’autant plus franche que ce onzième et avant-dernier chapitre se clôt en insistant sur l’idée de fin — “ tal vez ahí acabaría todo ”, “ Al final todo ha salido bien ”, “ le envié una mirada final ” (ibid., p. 202-203).

Entre les deux dernières sections s’ouvre une ellipse temporelle dont le lecteur ne connaît pas l’ampleur, ce qui accentue l’idée de séparation ; l’épilogue est en outre au présent, le temps de l’histoire a rejoint le temps de la narration. Martín est marié, a une petite fille et vit tout près de la finca de son enfance. Alicia a disparu de ses préoccupations et ne fait plus l’objet essentiel de son discours, sauf pour signaler qu’elle s’est séparée d’Ernesto. Elle était réellement le centre du récit, puisque celui-ci s’arrête lorsque Martín rompt avec elle. L’épilogue fait à peine plus d’une page et contraste ainsi avec la longueur des chapitres précédents ; il affirme un statut différent.

Certains liens brisés se rétablissent, dans cette page terminale, jetant de nouveaux ponts vers l’enfance : la femme du narrateur s’appelle Margherita, prénom de la féminité, qui renvoie à la perle (et donc à la maternité car la perle suggérant l’huître, évoque la cavité utérine) et à la fleur ; dans l’enfance de Martín, c’était aussi le prénom de l’amie de la mère qui servait de substitut quand celle-ci devait s’absenter (Nuevo plano de la ciudad secreta, p. 60). Patricia est le prénom de la petite fille ; étymologiquement, il évoque le pays natal, pays du père. De la sorte, dans le foyer qui se construit, les figures parentales sont implicitement convoquées. On y retrouve également l’oncle Luis : Martín travaille seul, le héros de ses histoires est “ El Amigo Serafín ”, directement tiré de ses souvenirs d’enfance et des récits merveilleux que contait l’oncle Luis.

Le roman se structure donc autour d’une multitudes de ruptures qui détachent Martín de son noyau familial ; la séparation d’avec l’entourage familial provoque graduellement et symboliquement la fin de l’enfance. Cette rupture est essentielle pour le narrateur ; le retour de la famille ne peut avoir lieu qu’à travers la paternité de Martín. Cependant, toutes les familles de substitution ne remplissent pas leur rôle ; celle d’Ernesto est totalement ridiculisée. Grâce à cette libération, à la coupure avec le passé, aux expériences douloureuses, Martín accède à l’âge adulte et peut alors construire son propre noyau et projeter un nouveau regard sur son enfance avec du recul. Cette distance est représentée dans l’espace diégétique ; le narrateur s’est installé avec sa nouvelle famille dans une des villas proches de la finca :

No un chalet cualquiera de la urbanización sino éste o uno muy cercano a éste: uno de los que rodean la casa de mis primeros veranos. (…) Es curioso que yo me haya instalado aquí para recuperar algo de mi infancia y que este regreso me haya depositado al otro lado, en la acera opuesta. Cruzar una calle, eso es lo que he hecho en todos estos años. (ibid., p. 206)

Les expressions — “ al otro lado ”, “ acera opuesta ”, “ cruzar ” — indiquent en termes spatiaux le parcours du personnage qui a pris de la distance par rapport à son enfance pour mieux l’analyser ; en même temps, le narrateur insiste sur la proximité du point d’arrivée malgré les années nécessaires pour l’atteindre.

Martín souligne finalement combien les ruptures sont indispensables pour l’évolution de l’individu ; elles sont des jalons sur le chemin de la maturité. Celle-ci s’exprime dans la capacité du retour à l’enfance, dans le regard posé par l’adulte sur celle-ci.

Chacune de ces ruptures — la perte de la demeure familiale et l’éclatement du noyau — est assimilable à une mort métaphorique. La mort, même réelle, est une étape fondamentale dans le parcours des espaces diégétiques.

2- La mort

a- La mort de l’enfance

Qu’elle soit réelle, symbolique ou les deux, la mort clôt généralement la période de l’enfance, pour permettre la naissance de l’adolescent et de l’adulte. Dans les textes d’Ignacio Martínez de Pisón, l’adolescence fait rarement l’objet d’un traitement spécial, c’est donc déjà une certaine maturité qui succède à l’enfance ; certains événements de la vie de l’enfant (comme la mort du père) peuvent accélérer ou favoriser le passage à l’âge adulte. Il s’agit souvent d’âges et de ruptures symboliques.

La section inaugurale de Nuevo plano de la ciudad secreta présente le récit de l’enfance dans une structure circulaire et close car son titre, le début par excellence — “ La hora de la muerte de los pájaros ” — n’est explicité qu’à la fin du chapitre :

Ese fue también el verano en que tratamos [Alicia y Martín] de averiguar la hora de la muerte de los pájaros. No muy lejos de casa descubrimos un recodo del camino en el que, ignoro por qué motivo, siempre había pájaros muertos. Nosotros íbamos allí casi todos los días, a diferentes horas, nos sentábamos en unas piedras cercanas y esperábamos a verlos caer. El último día estuvimos muy poco rato, menos de diez minutos, y Alicia no miraba los pájaros ni el cielo sino unas margaritas con las que se había adornado los zapatos. “ Yo creo que mueren por la noche ”, fue lo único que supe decir.

(Nuevo plano de la ciudad secreta, p. 33)

Ce passage qui donne la clé du titre signale la fin de l’enfance, car l’été évoqué est le dernier que les deux cousins passent ensemble dans la maison de campagne, et en outre il s’agit du dernier jour. La mort représente la fin d’une époque mais ouvre potentiellement l’époque suivante, une renaissance. La “ mort des oiseaux ” renvoie symboliquement à la mort du “ petit Martin ”. Il faut souligner la parenté sémantique implicite entre le prénom Martín et les oiseaux : le substantif martinete qui désigne certaines espèces en ornithologie peut être perçu en Espagne comme le diminutif de Martín. Cette fin liée à l’absence d’Alicia les étés suivants est réitérée dans la dernière phrase du chapitre : “ El tercer año esperé con ilusión que mi prima viniera, pero Alicia no volvió a pasar ningún verano con nosotros ” (ibid., p. 34). Ces moments magiques ne se renouvelleront pas.

Mais Martín ne devient véritablement adulte qu’au moment où il rompt définitivement avec sa cousine, ce qu’il prépare le jour du mariage d’Alicia et Ernesto en plaçant dans les affaires personnelles de ce dernier une preuve de l’adultère. Le narrateur considère son action comme un “ crime ”, un “ suicide ”, la mise en place d’une “ bombe ”.

La ternura del dragón, roman d’une enfance, présente la même structure circulaire que le premier chapitre de Nuevo plano de la ciudad secreta, élucidant l’énigme du titre à la fin du roman. Il y est question aussi d’une mort, le suicide imaginaire d’un dragon mâle (le père) qui n’est pas capable de nourrir sa descendance. A la fin du roman, Miguel trouve une carte où est rédigé le texte suivant (des indices dans le roman conduisent à penser que c’est le père de Miguel qui en est l’auteur) :

“ Un aspecto ignorado de esta especie animal es su capacidad de sentir ternura y de actuar en multitud de casos siguiendo los dictados de su cariño paternal. De todos es sabido que, mientras la hembra queda en la cueva para procurar abrigo y protección a la exigua camada, el dragón macho sale en busca de presas con las que alimentar a sus crías, particularmente en busca de jóvenes cervatillos, cuya carne, en caso de haber sido sorprendidos y sacrificados en mitad de un sueño diurno, parece ser la más apropriada para la nutrición de los tiernos dragones recién nacidos. Lo que no mucha gente sabe es que, si el dragón padre regresa a la cueva sin haber conseguido la presa deseada, suele, avergonzado por su fracaso a la vez que conmovido por el hambre de las crías, quitarse la vida golpeándose la cabeza contra las rocas y ofrecerse él mismo como alimento. Parece, no obstante, comprobado que nunca ha sobrevivido ninguna camada que haya consumido ese tipo de carne, considerada mortalmente venenosa ”.

(La ternura del dragón, p. 133)

A la suite de cette lecture, Miguel va devoir quitter la maison ; à ce moment l’espace lui-même meurt, comme l’indique l’adjectif “ fantasmal ” : “ los muebles tenían una apariencia fantasmal ” (ibid.) ; Miguel, fermant symboliquement les yeux sur son histoire désormais passée, est mort en tant qu’enfant. La mort du père, métaphorisée dans ce roman, est, dans d’autres textes, le seuil qui marque la fin de l’enfance.

La mort est un thème dominant de La ley de la gravedad, car la nouvelle raconte les retrouvailles d’un fils avec son père vieux et malade, bientôt mourant. La mort dit bien évidemment le passage pour l’être qui disparaît, mais aussi et surtout pour l’autre, le fils. Le récit insiste, de façon symbolique, sur l’accès à un nouvel univers pour l’enfant qui vit la perte. Le décès du géniteur devient une étape de souffrance initiatique qui ouvre les portes du monde adulte.

Cette idée de passage d’un stade à l’autre, au moment de la mort du père, est illustrée, dans la première version éditée de la nouvelle, par l’analyse de la mort de Franco qui a provoqué : “ el tránsito impostergable desde el mundo infantil de la certeza hasta las sobrecogedoras incertidumbres de la edad adulta… ”[4]. Pour devenir adulte, l’enfant doit mourir symboliquement c’est-à-dire mettre fin à une vision du monde, rassurante grâce à la présence d’un point de repère immuable, pour accéder à l’ère du doute et des remises en question inquiétantes.

A la fin du texte, alors que le père ne vit plus que grâce aux artifices techniques de la médecine, la mort de l’enfance est concrètement assimilée à la mort du père à travers le petit chat. Quand l’oncle Manolo et le narrateur sont près de l’hôpital, sans toutefois être autorisés à voir don Alfonso (le père), la présence d’un chat est signalée comme un détail en apparence insignifiant. Mais après la visite au père, elle prend de l’importance à cause de la relation qui s’instaure entre l’animal et le fils :

El gatito blanco que esta mañana nos observaba desde debajo de un coche aparcado juguetea ahora con un papel a escasos metros de mis pies. (…) Lo cojo con delicadeza, me lo llevo al regazo y acaricio su pelo suave mientras él sigue pugnando por atrapar su presa. Así, sentado en el suelo, casi ovillado, y con un frágil animal entre las manos, es difícil no sentirse niño y no pensar en esta historia inacabada. (…) Me descubro acunando al pequeño gato contra mi abdomen, pero eso no impide que experimente una punzante desazón. (…)

El resto ha sucedido en muy pocos segundos: un maullido largo, desesperado, un par de inofensivos zarpazos en el aire, y el diminuto cuerpo mullido cruje entre mis dedos. Contengo la respiración. Creo que lo he matado.

(La ley de la gravedad, p. 157)

Tous les mots employés pour caractériser ce petit chat contribuent à en faire un enfant, délicat et fragile, dans les bras d’une mère aimante ; de sorte que l’acte final apparaît comme une volonté de tuer l’enfance. La relation avec la mort imminente du père s’installe dans l’ambiguïté de la phrase “ creo que lo he matado ” qui clôt la nouvelle. Littéralement, le pronom complément renvoie au chat-enfant, mais en même temps, la culpabilité ressentie par le narrateur face à la mort de son père — “ Yo soy el único culpable, yo y mi cobardía, y todas esas miserables coartadas a que siempre he recurrido… ” (ibid., p. 157) — donne un autre sens à l’explicit et le pronom renvoie alors au père. Le fils tue simultanément l’enfance et l’autorité. L’ambiguïté vient du rapport établi par le texte entre cette scène et une autre, antérieure. Lors de la deuxième rencontre entre les protagonistes, après le repas, le père s’assoupit sous le regard de son fils qui décrit les attitudes du corps endormi et décide de prendre les lunettes sur le point de tomber :

Dudo entre intervenir y seguir observando. Me decido al fin por lo primero y, mientras acerco con sigilo mis manos a su rostro, un relámpago cruza mi mente. Sería fácil matarle: llevar mis dedos a su cuello, colocar los pulgares a la altura de la laringe y los restantes en la cerviz, ejercer una presión suficiente, sentir en las yemas el pequeño quebranto…

(ibid., p. 135)

Le texte décrit minutieusement le parricide imaginé jusqu’à l’abandon du corps sans vie. Cette pulsion de mort se réalise avec le chat. La mise en relation des deux scènes tisse les liens entre la mort du père et la mort de l’enfance.

Les sensations éprouvées par le narrateur devant la mort, et plus particulièrement pendant l’agonie paternelle définissent le monde qui s’ouvre :

Es como si el tiempo hubiera alterado sus ritmos, sin que se pueda discernir si los ha acelerado o contenido. O como si se hubieran multiplicado unos intervalos tangenciales, ajenos a la natural duración de los actos, y todo fuera un gran lapso interior, inconmensurable y opresivo, o un mundo paralelo y autónomo, no sujeto al rigor de las leyes físicas. Ingrávido no es la palabra exacta, pero es más o menos así como me siento en este instante: liviano a pesar de mi cuerpo, y alejado, remoto casi, más allá de esa línea divisoria que separa las cosas del ser de las cosas.

(ibid., p. 154)

Ce monde n’entretient plus aucun lien avec le réel extralinguistique, les lois physiques les plus élémentaires ont disparu et l’être flotte dans l’espace, en état d’apesanteur, hors de l’orbite rassurant où, enfant, il gravitait. Les différences temporelles et spatiales, l’étrangeté, rendent ce monde indicible. Un saut vers l’inconnu vient de se réaliser — “ más allá de la línea divisoria ” — et le narrateur, avec les mots dont il dispose ne peut tenter qu’une approximation — “ como si… ”, “ más o menos ”, “ casi ”.

La mort, en tant que frontière et moment symbolique, participe à l’initiation des protagonistes car elle ouvre de nouveaux espaces, se fait passage et non pas aboutissement. Elle est le moment du renoncement à une certaine organisation du monde dont le personnage avait la certitude pour accéder à une autre conception ; cette découverte passe par une recherche, traduite souvent spatialement par le voyage.

b- Les morts métaphoriques

D’autres morts, même si elles ont un point de départ “ réel ”, enferment un sens plutôt métaphorique qui dit encore un passage.

Jaime Antich (La última isla desierta) suit un itinéraire semblable à celui de Miguel (La ternura del dragón) ; il va comprendre où se situe la limite entre la “ réalité ” et la fiction. Bien qu’ayant dépassé la trentaine, il se rattache à son enfance (de façon parfois ironique) de deux manières : il continue à rechercher l’île déserte, son vieux rêve d’enfance, et veut ressusciter sa relation amoureuse avec Mónica. Dès le début de la nouvelle, l’organisation même de son bureau suggère qu’il confond encore “ réalité ” et fiction. L’assimilation des deux sphères apparaît dans les descriptions des étagères :

Se acercó [Jaime] a la vitrina donde guardaba distintas ediciones de la novela, así como copias facsimilares de las versiones que Rogers, Cooke y Steele habían hecho de la historia de Selkirk. Eran los anaqueles de sus más preciados tesoros, todos los libros y manuscritos que tocaban el tema de las islas desiertas, tanto ficticias como reales…

(La última isla desierta, p. 11)

Les différentes éditions, les copies, les manuscrits, tout est mis sur un même plan horizontal ; l’expression “ tanto ficticias como reales ” traduit la confusion. Pourtant déjà un élément laisse présager l’itinéraire du personnage qui va comprendre l’inutilité de la croisière “ réelle ” vers une île imaginaire : “ observaba los lomos desiguales ” (ibid., p. 11) ; un indice de différenciation, des volumes inégaux, est présent. Jaime renonce au voyage afin de ne pas désacraliser son île intérieure — “ descubrirla (…) sería lo mismo que profanarla ” (ibid., p. 48). De même, il retrouve une relation amoureuse avec Mónica, provoque la rupture de celle-ci avec son mari en falsifiant leurs échanges épistolaires, puis renonce à cette relation, dégradante par son mensonge. C’est encore une rupture avec l’enfance qui se fait : “ había comprendido que la verdadera Mónica no podía ser suya, que sus maquinaciones no habían hecho sino restituirle fragmentos cautivos de ella, que la felicidad había muerto para él once o doce años atrás ” (ibid., p. 73). Conscient de cette “ mort ”, il prononce alors la phrase de rupture : “ Adiós, juventud ” (ibid., p. 73).

Les morts jalonnent l’itinéraire spatial parcouru dans Siempre hay un perro al acecho ; hors des limites temporelles de la diégèse, elles marquent le destin du narrateur depuis son enfance et des passages analeptiques les insèrent dans l’histoire. La mort devient le seul destin possible du texte, avec la tragédie qu’elle suppose. Dans les autres textes d’Ignacio Martínez de Pisón, les morts s’inscrivent dans la logique de la vie ; en revanche, celle de Marta (Siempre hay un perro al acecho) s’inscrit contre cette logique, de sorte que, si l’enfant qui arrive aux portes des ténèbres a acquis une certaine maturité, le père lui, est retombé dans l’enfance. Les changements qui surviennent ne sont pas constructeurs, mais destructeurs, à l’image du couple protagoniste qui se divise.

Les multiplications de cadavres donnent au texte la configuration géométrique de la spirale, c’est-à-dire une figure qui combine la courbe et l’axe. Dans cette nouvelle, l’axe est la route du destin autour de laquelle tourne la mort plus la voiture avance. Le narrateur est pris dans un cercle infernal et morbide où il se sent (où on le rend) toujours coupable. Enfant, il a assisté au décès de sa grand-mère alors qu’il lui rendait visite le jour de son anniversaire ; il a ensuite était impliqué dans trois morts : celle de l’araignée de mer, celle du chien, celle de sa petite fille.

Lors de la première, il est clairement responsable : alors qu’il a la garde de son petit frère, il essaie de tuer l’araignée de mer échappée de la cuisine, et qui menace l’enfant. L’agonie de l’animal est caractérisée par les spasmes de ses membres. Cette particularité devient un leit-motiv chaque fois que le narrateur croise la mort, celle des chiens sur les bas-côtés de la route, celle provoquée par l’accident : “ había visto otro perro muerto en la cuneta —ése extrañamente entero y con las cuatro patas estiradas hacia el cielo… ” (ibid., p. 23) ; “ una de [las] patas traseras [del perro] se agitaban con tensos movimientos convulsivos, sus ojos entreabiertos miraban en blanco hacia el vacío… ” (ibid., p. 25) ; “ Una de [las] patas [del centollo] aún se movía, y los espasmos que la agitaban eran los mismos que, muchos años después, agitarían el cuerpo de un perro moribundo ante mis ojos ” (ibid., p. 27). La mort du chien décrite à la page 25 a lieu le même jour que celle de Gandul, le chien de Marta laissé en pension dans un chenil pour le temps du voyage sur décision du père. L’étrange accident sur la route est donc une représentation de la mort de Gandul ; celle-ci est en outre mise en relation avec la mort de Marta :

[Los] ojos [de Marta] me miraron súbitamente vacíos, en blanco, su boca se entreabrió pausadamente como para emitir un inaudible estertor, su pierna izquierda inició entonces un movimiento convulsivo, frenético, tenso, que yo conocía muy bien y que temía.

(ibid., p. 45)

La similitude dans le regard et dans les mouvements des membres font de ces morts une seule et même mort. Plusieurs phrases les réunissent et cette réitération en fait une véritable obsession :

… ese ejército de monstruos que continuamente me acechan desde dentro: aquel centollo de movimientos convulsivos, esos cientos de perros reventados agolpándose a mi alrededor, el odio incendiéndose en unas pupilas infantiles.

(ibid., p. 42)

El cuerpo de mi hija había adoptado la misma postura del perro atropellado, y aquella oscura unanimidad en la agonía descartaba toda incertidumbre, todo posible consuelo.

(ibid., p. 45-46)

No podía dejar de pensar en el remotísimo episodio del centollo, y en la muerte del perro, y en Marta.

(ibid., p. 46)

Cette obsession de la mémoire qui, à chaque mort, convoque les morts passées pour les unir, se termine avec le décès de Marta, qui devient dans le texte le terme inévitable de cette destinée. Dans les derniers moments de l’agonie, la petite fille a acquis une grande maturité, une grande sagesse — “ una sorprendente madurez ”, según palabras de Giovanna ” (ibid., p. 40) ; “ Te voy a hablar como se habla a las personas mayores ”, anuncié, y Marta me observaba en realidad con ojos no de niña sino de persona mayor, con una sabiduría de varios siglos en la mirada (ibid.). Le père en revanche, dans cette situation, se sent “ igual que un niño asustado ” (ibid., p. 41). Ainsi la mort trop cruelle qui va contre la vie, ne donne accès à la maturité qu’à celui qui meurt, ici l’enfant. Pour l’autre, le père responsabilisé, le passage est une régression vers un état antérieur, où il manque de protection. Le narrateur est englouti par cette spirale morbide. Les cadavres de la route sont les marques métaphoriques de sa culpabilité qui sont toujours là pour lui rappeler les morts auxquelles il a assisté ou celles qu’il a provoquées. Morts “ réelles ” et symboliques se combinent. Cette superposition se retrouve dans Alguien te observa en secreto où l’initiation des personnages se fait suivant l’image de la métamorphose des papillons.

La nouvelle Alguien te observa en secreto, se clôt sur une mort réelle : la mise à mort de Bárbara par Manuel, aboutissement de la folie de celui-ci et de sa persécution. Toutefois, elle revêt un aspect sacrificiel, métaphorique, qui donne un autre sens au texte[5]. Celui-ci peut être lu comme un texte initiatique où les personnages subissent des métamorphoses qui les font passer d’un stade de connaissance à un autre. Dans cette analyse, c’est le point de vue de Manuel qui est adopté, c’est-à-dire celui du personnage qui se sent victime, persécuté, qui croit que sa cousine lui cache une dimension du monde ; il veut accéder à cette Connaissance et Bárbara devient un guide énigmatique aux ordres et intérêts mystérieux. Savoir si Manuel est victime de ses sens, comme le texte le suggère parfois, ou s’il n’est pas en réalité le bourreau et Bárbara la victime, n’est pas mon propos ici. Parmi les nombreuses lectures proposées par le texte, celle de l’homme dominé est choisie.

La métamorphose implique une mort suivie d’une renaissance et un itinéraire initiatique qui est évoqué dans le texte par les allusions aux papillons à tous les stades de leur évolution. Celle des personnages est similaire à celle des lépidoptères qui n’atteignent la perfection de l’imago qu’après avoir été larve puis nymphe. Au cours du récit, les deux protagonistes subissent de telles métamorphoses.

Au début de la nouvelle, Manuel incarne le stade primaire de la chenille et doit accéder au stade plus avancé de la chrysalide, qui est déjà celui de Bárbara. Celle-ci manifeste le désir de se métamorphoser en papillon et elle a besoin de l’aide de son cousin. A chaque étape, la mort joue un rôle libérateur, engendre une résurrection, une progression vers l’Insecte parfait. La tripartition se retrouve structurellement dans les trois divisions du texte ; en outre, les chenilles, chrysalides et papillons sont mentionnés dans le récit par le biais des cadeaux offerts par Manuel à Bárbara : “ No una colección, añadió [Manuel], sino dos, ja ja ja: una de papiliónidos y otra de sus orugas correspondientes ” (Alguien te observa en secreto, p. 109) ; parmi les papillons offerts, une espèce a été élevée personnellement par le protagoniste : “ Había recogido [Manuel] varias crisalidas y las había criado en el laboratorio ” (ibid., p. 110). Au cours de la nouvelle, Bárbara s’intéresse aux papillons morts et aux techniques employées pour les tuer.

Manuel s’apparente à la chenille, à cet état rampant, celui de l’incompréhension du monde de Bárbara dans la mesure où il est relié à l’enfance ; il n’a pas encore subi de mutations, contrairement à sa cousine qui le rattache au passé en l’appelant par le surnom détesté de son enfance et en soulignant son absence d’évolution : “ Sigues teniendo la misma cara sudorosa, los mismos ojos saltones, de besugo ” (ibid., p. 108) ; “ No has cambiado nada, Besugo, dijo ella como para sí y Manuel, profundamente dolido por el tono en que había pronunciado el detestado apodo de su infancia … ” (ibid., p. 111) ; les emplois du gérondif et du passé composé renforcent le lien avec le passé. Le surnom “ Besugo ” fait de Manuel un poisson et place ainsi le personnage à l’origine de l’évolution des vertébrés. Bárbara s’adresse à lui comme s’il était un enfant — “ ella le pidió con voz cansada, como quien se arma de paciencia para hablar a un niño … ” (ibid., p. 113) — et cette caractéristique se retrouve, énoncée par le narrateur, lors de la deuxième tentative de relations sexuelles entre les cousins : “ Nuevamente esa voz ajena volvió a hablar, como la de un niño lamentándose ” (ibid., p. 124).

Manuel reste à ce stade premier dans sa perception de l’espace ; il commence par remarquer l’absence de changements avant de s’intéresser aux métamorphoses : “ Antes de abandonar el salón comprobó que nada había cambiado desde la última vez, seis o siete años antes. (…) En la antesala todo era igual… ” (ibid., p. 106). Quand il prend conscience de l’évolution du lieu, il manifeste son étonnement, son incompréhension, par une série d’interrogations : “ ¿por qué habían sido todos los árboles cortados de raíz? (…) ¿qué sentido tiene arrasar el jardín de este modo?, ¿quién puede haberlo hecho? ” (ibid., p. 107). Ce nouvel état, caractérisé par la présence d’éléments morbides, a été produit par Bárbara et celle-ci en est à un stade plus avancé, capable de rompre avec le passé, contrairement à Manuel. Le parcours initiatique de Manuel consiste à accéder à ce stade supérieur, mais il n’en a pas conscience avant la fin de la nouvelle ; le cheminement lui est imposé par sa cousine :

… a partir de ese momento todo iba a ser distinto, Manuel tendría que cambiar, debía comprenderlo, y ella también cambiaría si había dejado de parecerle atractiva. Manuel trató de interrumpirla, pero Bárbara se lo impidió: él sólo tenía que seguir el camino que le marcara, debía confiar en ella porque sólo quería lo mejor para los dos.

(ibid., p. 125)

L’adjectif “ distinto ” et la répétition du verbe “ cambiar ” marquent la rupture et Bárbara apparaît ici comme le guide, l’initiatrice. A la fin de l’histoire, Manuel a accédé au stade de connaissance de Bárbara qui lui permet de capter un espace différent, la vie des objets, de comprendre les énigmes. La phrase finale du texte indique une régression vers une cavité humide et obscure, avec une claire évocation foetale dans la position qui rapproche les jarrets de la nuque : “ En ese momento sintió [Manuel] una presencia tibia, unos dientes inmensos que nacían del sofá y le atrapaban por la nuca y por las corvas, unos labios que se cerraban sobre él y le sumían en una oscuridad húmeda y total ” (ibid., p. 142).

La régression représente alors une mort symbolique, initiatique qui conduit à un autre monde. L’image de l’enfermement suggère le cocon d’où la chrysalide renaîtra papillon.

Si Manuel est chenille lorsque s’ouvre la nouvelle, Bárbara présente en revanche déjà une étonnante similitude avec la chrysalide. D’après la définition proposée par le Dictionnaire des symboles et les analyses d’André Siganos dans Les Mythologies de l’insecte, la chrysalide se caractérise par plusieurs traits : la rupture avec l’état larvaire passé ; l’enfermement dans un cocon qui rapproche la chrysalide de la momie, du sarcophage, du tombeau et la met donc en relation avec l’espace de la mort. La chrysalide “ contient virtuellement en elle tous les attributs de la vie, qui la préfigure, mais ne contient pas d’antinomie, précisement car elle n’est pas encore devenue ce mouvement qui porte fatalement en lui sa négation. Par sa vie immobile, la chrysalide semble défier le temps ”[6]. Dans le cocon, lieu de métamorphoses et de maturation se prépare le papillon.

Pour situer Bárbara dans ses rapports avec la chrysalide, il faut tenir compte de deux dimensions : la maison vue comme un cocon-tombeau et Bárbara comme un insecte en mutation.

L’espace de la diégèse s’apparente au cocon dans la mesure où les personnages ne sortent pas physiquement de la demeure. Toute l’action se déroule dans cet espace fermé auquel Bárbara a fait subir des transformations, manifestant ainsi une volonté de rupture avec l’état des lieux du passé, l’état de la maison telle que l’entretenait son père. Manuel, moins avancé dans l’évolution, perçoit la métamorphose comme une énigme, mais signale l’essence de la mutation : “ la superficie desolada ”, “ los árboles cortados de raíz ”, “ aquel quiosco desnudo ”, “ total ausencia de vida ” (ibid., p. 107). La vie disparaît de cet espace avec la suppression de la végétation ; plus tard Manuel remarque que toutes les fleurs du salon sont artificielles. La maison se fait ainsi tombeau ; la chienne pleine y meurt alors qu’elle doit donner la vie (ibid., p. 112 et p. 118).

Dans ce cadre morbide, Bárbara pratique à plusieurs reprises des exercices de yoga, dans une immobilité parfaite et un renversement de son corps qui rappelle la position de certaines chrysalides suspendues. Le défi du temps qui caractérise, selon André Siganos, ce stade de la métamorphose est alors perçu par Manuel : “ Manuel hubiera querido amarla así toda la vida, con ese rostro sereno y esos ojos cerrados que le permitían observarla al margen del tiempo ” (ibid., p. 135).

En revanche, André Siganos exclut les antinomies du stade de la nymphose ; or Bárbara est caractérisée par une coexistence des contraires. Bárbara est à la croisée de l’envers et de l’endroit, du haut et du bas (en particulier lors de ses exercices de yoga), de l’humain et de l’animal, de l’adulte et de l’enfant, du féminin et du masculin, de l’humain et du divin. Les caractéristiques animales sont le plus souvent félines — “ rasgos (…) felinos ” (ibid., p. 110), “ las propiedades felinas de aquel cuerpo ” (ibid., p. 127). Mais le personnage a aussi un caractère très dominateur, trait renforcé par une grande masculinité : “ Bárbara tenía una voz provocativa: profunda, algo nasal, con rasgos viriles ” (ibid., p. 108) ; “ Bárbara no vestía nada más que un batín de felpa, muy masculino ” (ibid., p. 127). Cette double particularité se manifeste lors des relations sexuelles car Bárbara en prend toujours l’initiative et le vocabulaire employé connote leur bestialité :

[Manuel] la sentía lamerle la frente (…).

Un tenue mordisco en un hombro precedió al contacto tibio de sus cuerpos y Manuel recuperó sus piernas para las de ella. Las enlazaron con fuerza, las ataron y Bárbara aprisionó su cabeza con un brazo para besar sabiamente sus labios o sus dientes, los lóbulos de sus orejas. (…)

Imposible Lauren Bacall, Bárbara lo revolcaba, manejaba su cuerpo (…) pero también agredía, hostilizaba aquellos miembros masculinos y los mordía, los dañaba rabiosa. Manuel (…) sentía los embates de ella, como se apartaba un momento y atacaba con más fuerza…

(ibid., p. 127-128)

Toute l’agressivité et l’entreprise de Bárbara transparaissent avec l’emploi des verbes dont elle est toujours le sujet. Cet aspect sauvage et brutal de la protagoniste est dit dans son prénom, Bárbara ; celui-ci reflète également la différence de celle qui a une autre culture, vit dans un autre monde, tel un peuple barbare. Manuel est passif, il subit et ressent.

A l’opposé, la cousine ne manque pas de caractéristiques très féminines, enfantines, de fragilité. Manuel souligne en particulier un trait physique qui fait horreur à Bárbara — ses petits seins : “ Son diminutos los pechos de Bárbara, son pequeños y graciosos, se dijo [Manuel], pechos de niña ” (ibid., p. 106), “ aquellos senos de niña ” (ibid., p. 128) ; “ También Bárbara era la misma niña agresiva ” (ibid., p. 108) etc… C’est cette petite fille agressive, mais aussi fragile, petit être asexué, qu’aime Manuel : “ [Manuel] sintió un cierto deseo de sus senos mínimos de niña sin sexo ” (ibid., p. 126) ; la fragilité est ressentie quand elle pratique son yoga : “ adoró a aquella Bárbara inmóvil de expresión serena. La sentía por fin toda suya, así, en aquella postura caprichosa y, sobre todo, indefensa. La sentía indefensa sobre ese fondo magnifíco ” (ibid., p. 134).

Bárbara se fait aussi déesse grâce à l’adoration de Manuel exprimée dans la précédente citation. De plus le “ fond magnifique ” fait allusion à un tapis qui représente le jugement de Pâris devant les trois belles de l’Olympe ; par sa beauté, Bárbara est élevée au même rang.

Devant cette femme dominatrice, Manuel est féminisé ; il subit ses assauts et doit se soumettre à ses désirs. L’inversion, la fusion, du féminin et du masculin transparaît dans la référence à une scène de Rebecca. Les noms des acteurs du film de Hitchcock contiennent cette union : le prénom de l’acteur homme, Laurence, connote la féminité alors que son nom, Olivier représente le côté masculin grâce à la symbolique virile de l’arbre ; en revanche, le prénom féminin, Joan, pour un public espagnol et, qui plus est catalan, a une forte charge masculine alors que la féminité du nom Fontaine est accentuée par la symbolique de l’eau.

Cette combinaison de multiples facettes et l’immense capacité de passage instantané de l’une à l’autre sont évoquées par l’association de Bárbara à un kaléidoscope : “ Manuel nunca podría detener su rebelión continua, ni ocultar el caleidoscopio intenso de sus sombras contra el raso ” (ibid., p. 131-132). “ Bárbara lejana y próxima ” se définit par une somme de potentialités contradictoires — comme la chrysalide est “ l’oeuf qui contient la potentialité de l’être ”[7] —, emblème du monde où elle évolue, où la mort et la vie au lieu de définir deux mondes étanches se rassemblent dans un même espace. Ainsi Bárbara est capable de réunir les plus grandes contradictions, telles qu’être et ne pas être. Par rapport à la définition d’André Siganos qui exclut les antinomies lors de la nymphose, la jeune femme est donc en train d’achever son stade de chrysalide ; ces contradictions pointent l’instant insaisissable où la chrysalide devient papillon.

Ce moment où l’éphémère et l’éternel fusionnent correspond à l’espace de la marge, lieu où Manuel place à plusieurs reprises sa cousine :

Varias veces se descubrió [Manuel] escribiendo en los márgenes su nombre, Bárbara, Bárbara, lo repetía hasta sentirlo carente de este cuerpo bellísimo que es y no es de Bárbara, carente de esa mirada que es y no es, y extraño y sumiso, o podía ser Bárbara una montaña que se derrumba o Bárbara unos cañones disparando.

(ibid., p. 116)

Bárbara occupe cet espace frontière pendant ses exercices de yoga et quand Manuel effectue la mise à mort ; c’est de là qu’elle accède au stade du papillon. Sa mort, avec son caractère de sacrifice, réconcilie les antinomies telles que mort / vie — Manuel s’exclame “ tu sangre es el misterio de la vida (…). Bárbara, tu sangre es la vida ” (ibid., p. 141). La mort est résurrection, elle est passage à une condition supérieure provoquant la naissance du papillon.

Bárbara manifeste ce désir de l’ultime métamorphose des lépidoptères face à Manuel de façon symbolique : chaque fois qu’il lui fait contempler les collections de papillons ou qu’il lui en parle, elle tente une relation sexuelle avec lui ; ce désir est provoqué par la vue des papillons épinglés, l’épingle clouant le papillon à son support étant ainsi une représentation phallique :

Ella [Bárbara] parecía interesada por las mariposas y Manuel le iba señalando el papilio atigrado, el papilio del benjuí (…).

Dónde se ponen les cajas, preguntó Manuel. Pero Bárbara no escuchaba: se acercó a él con lentitud, aproximó la sonrisa enigmática y provocativa de sus labios (te esperaba con ansiedad, le había dicho), sus brazos delgados le rodearon el cuello y otra vez estaba ahí esa desnudez patente y tan plena. (…)

Manuel, casi instintivamente, retiró la mano al contacto con aquel sexo tan vivo.

(ibid., p. 110)

Au début de la citation, l’emploi du verbe “ parecía ” indique que le narrateur suit le point de vue de Manuel ; le rapprochement émane donc du personnage. Cet échec de l’initiative érotique de Bárbara, déclenchée par les papillons morts, se répète un peu plus tard ; le lien fait avec les papillons est insistant :

Súbitamente, Bárbara dirigió, primero a las mariposas, luego a Manuel, una mirada breve e intensa, ya inéquivoca, y se arrojó sobre él con insospechada urgencia.

Mientras caía de espaldas sobre la alfombra, Manuel no tuvo tiempo de pensar que algo parecido había ocurrido el primer día ante las mismas mariposas, ni que había reaccionado estúpidamente…

(ibid., p. 123)

Par deux fois la réaction de Manuel provoque la fureur de Bárbara. Elle comprend qu’elle ne réussira pas à devenir papillon de cette façon. Par la suite, la relation sexuelle a lieu, mais jamais devant les papillons.

Lorsque Manuel découvre la nouvelle dimension de l’univers, l’animalisation de la maison, qui commence dans le lieu symbolique de la salle de bains, il transperce la jeune femme au moyen du fer de la lance :

(…) ¿por qué no decirme nada y sólo insinuar lo que hubiera debido ser un mandato?, ¿acaso no he hecho siempre tu voluntad? —preguntó (…).

Y mientras decía eres la diosa única y tu sangre es el misterio de la vida, empuñaba la lanza con las dos manos, apoyaba su punta en el vientre invertido de Bárbara y con un esfuerzo sobrehumano la impulsaba hasta íntegramente atravesarlo, hasta clavarla en mitad del magnífico Gobelino ante el que hacía yoga, desnuda y hermosa, indefensa como una mariposa muerta.

(ibid., p. 141)

Manuel, transperçant le corps avec la lance, libère Bárbara de son cocon et elle accède de la sorte au stade ultime de la métamorphose, à la conciliation de l’éphémère — le papillon — et de l’éternel — “ su sonrisa ya eterna ” (ibid., p. 141) —, à l’immortalité divine.

Le papillon de collection auquel elle est identifiée est définitivement cloué à la terre, épinglé au support mais conserve par là même artificiellement sa beauté ; il est donc bien plus éternel que le papillon éphémère qui vole dans les airs de la spiritualité. La mort symbolique de la métamorphose permet moins la libération de l’âme que l’abandon progressif de la rationalité afin de capter les palpitations cachées du monde dans une nouvelle dimension de la réalité. L’aspect mystérieux du texte s’adapte parfaitement à l’énigme ou à la magie de la métamorphose, ainsi que la rapidité avec laquelle le monde devient limpide aux yeux de Manuel.

Dans ce récit, une frontière s’efface, la mort ne signifie en aucun cas un aboutissement mais le début d’un nouveau cycle. Cette notion est présente dans la référence au nombre d’années de séparation et de cadeaux faits ; en outre, elle est mise en relief par l’utilisation des lettres capitales : “ NUEVE AÑOS, ¡trece colecciones distintas! ” (ibid., p. 111). Le chiffre neuf est un symbole de gestation, d’achèvement d’un cycle et de naissance ; l’idée est réitérée par le nombre treize qui contient également cette idée de recommencement cyclique, mais se détache “ de l’ordre et des rythmes normaux de l’univers ”[8] ; de même dans la nouvelle, le lecteur doit sortir, comme Manuel, du monde normal de la rationalité. Ainsi, dans Alguien te observa en secreto, la mort ouvre un monde fantastique, espace d’une autre Connaissance, où se réconcilient les contraires, la vie et la mort. Celle-ci permet donc le passage d’un monde proche de notre réel d’expérience, monde très référentiel de Manuel, vers un monde auto-référentiel, connu de Bárbara et construit par la fiction. Par ce passage, le narrateur exige également une métamorphose du lecteur, contraint à abandonner sa rationalité pour suivre les protagonistes dans leur nouvelle perception.

Dans la grande majorité des textes d’Ignacio Martínez de Pisón, la mort se fait donc passage, elle conduit à un nouvel ordre du monde, à un état supérieur ou antérieur. Elle est différente de la mort perçue par les enfants ; dans Nuevo plano de la ciudad secreta, la mort de la tante Carmen ne représente, dans l’esprit du jeune Martín, qu’un jour de vacances en plus (Nuevo plano de la ciudad secreta, p. 27) ; dans La ternura del dragón, de jeunes enfants rient et plaisantent devant le spectacle d’un incendie qui laisse présager des victimes (La ternura del dragón, p. 112). La présence de la mort, réelle, obsessionnelle ou métaphorique, est signe d’un changement, d’une rupture qui entraîne des modifications dans les perceptions du temps et de l’espace, qui peut signaler le passage des âges.

Ainsi, des expériences fondamentales pour l’évolution des protagonistes ont émergé des textes : la perte de l’enfance (perte de la maison dont les fissures deviennent failles ou destructuration du noyau familial) et la connaissance de la mort. L’apprentissage se traduit par l’évolution des limites entre “ réalité ” et fiction, par le cheminement depuis l’expulsion du paradis vers un enfer où l’adulte cherche à retrouver le paradis perdu, à reconstruire le cocon.

Les lieux concrets et “ réels ” de la diégèse ne s’inscrivent que rarement dans une topologie précise ; leur portée est symbolique, toujours en relation avec les personnages et leur état d’esprit. Dans la dynamique de ces espaces se retrouvent la quête des personnages — moteur de la fiction — et les étapes de leur itinéraire individuel. A chacune d’elles correspond une configuration spatio-temporelle qui est globalement cyclique. A peine sortis du cocon, les adultes tentent de le retrouver : en effectuant un retour vers les lieux de l’enfance et/ou en cherchant refuge dans un monde intérieur qui en est le substitut. Ils vivent alors une dualité où l’imaginaire s’oppose au monde “ réel ” (dans la fiction). Cet imaginaire se développe aussi bien chez les adultes que chez les enfants ou les vieillards.


[1] Pierrette Renard, Espaces et mémoire dans les littératures de langue française des XIXe et XXe siècles, Université Stendhal, Grenoble III.

[2] Ibid.

[3] Pierre Sansot dans Poétique de la ville, Paris, Klincksieck, 1973, consacre un chapitre à la salle de bains (“ les métamorphoses de la salle d’eau ”, p. 352-358) ; elle est “ le lieu des métamorphoses. (…) Elle nous incite à devenir autre, à tenter de devenir autre. Elle nous souffle que nous allons changer de vêtements, un peu de peau et qu’à tant faire, nous pourrions tout aussi bien nous modifier. (…) Elle est donc un passage parce qu’elle opère une mutation qualitative de notre être ” (p. 354).

[4] La ley de la gravedad, Ed. del Valle, op. cit., p. 61.

[5] On verra au cours des analyses que cette nouvelle peut faire l’objet d’une multitude de lectures, parfois contradictoires, qui font partie du projet de l’auteur.

[6] André Siganos, Les Mythologies de l’insecte, Paris, Librairie des Méridiens, 1985, p. 80-81.

[7] Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire de symboles, Paris, Laffont/Jupiter, 1982, p. 728.

[8] Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, op. cit., p. 965.

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