Les Comédies barbares

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Sommaire :

Dru DOUGHERTY : El “texto bárbaro” de Valle-Inclán
Serge SALAÜN : Las Comedias bárbaras. Teatralidad utópica y necesaria
Luis IGLESIAS FEIJOO : La génesis de Águila de Blasón y el ciclo de la Comedias bárbaras
Jesús RUBIO JIMÉNEZ : Las Comedias bárbaras y la estética simbolista
Eliane LAVAUD-FAGE : Une lecture du monde ou le mythe dans les Comedias bárbaras
Carlos SERRANO : Entre Dyonisos et Apollon : le carnaval de l’histoire dans les Comedias bárbaras
Jean-Marie LAVAUD : El caballero. La construction du personnage
Christian BOIX : Didascalias bárbaras et Comédies du même nom chez Valle-Inclán
Fransciso  RUIZ RAMÓN : “Las tragedias que llamo yo Comedias bárbaras”
Anne UBERSFELD : Les Comédies barbares ou l’espace du désordre

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ANNE UBERSFELD

Université de Paris III

Il était une fois un monde bien arrangé : le paysan dans son champ, le curé dans son église, le seigneur dans son manoir. Mais l’esprit malin a changé tout cela (un peu aidé, il faut le dire, par le mouvement propre du capital) ; et les limites se sont trouvées tant soit peu bousculées…

L’on voit alors dans la première scène de la première pièce de la grande trilogie de Valle-Inclán -la première qui est en fait la dernière (ici, comme dans l’Evangile, l’ordre est chahuté, et les premiers sont les derniers)-, l’on voit donc un curé qui court la campagne pour distribuer les saintes espèces, qui est arrêté par le fils du seigneur, devant les paysans, eux aussi brimés, à qui l’on a interdit le passage, et qui contemplent la chose avec satisfaction. Que se passe-t-il? Le lieu vaste et libre -la campagne- est coupé et canalisé, le pouvoir du seigneur s’exerce ici hors de ses limites légitimes, le curé porteur de l’hostie sacrée se voit arrêté dans son droit et son devoir, comme les paysans dans leur droit de passage coutumier. Règles, limites, marques d’un monde bien arrangé, sont à présent bousculées. L’espace devient ce vide sans frontières où tout peut survenir.

Ce qui représente la bousculade des espaces légitimes, on le sait : à partir du moment où le seigneur voit son pouvoir mis en cause par le mouvement même de l’histoire, par des forces aux-quelles il ne peut rien, il réagit par la violence : ainsi la réaction nobiliaire en France dans les dernières années qui ont précédé la Révolution de 1789. Le Seigneur se défend et contre-attaque par le viol des droits et des limites de ces droits. Ce que raconte l’espace violé de la première des pièces, Cara de Plata.

Espace de la tragédie.

C’est l’espace de la tragédie, l’espace où les choses ne sont plus en place, où leur déplacement même est le vecteur du tragique. Dans l’Agamemnon  d’Eschyle, l’amant de la reine dort dans la couche royale, le Roi qui détruit les villes, affronte la mer déchaînée, apparaît à la porte de son palais, traînant la concubine royale ; il viole les interdits, foule la pourpre, se rend coupable de l’excès (l’ubris) qui dénature les limites et les marques du pouvoir. Ce n’est pas, certes, le seul rapport entre la grande trilogie d’Eschyle et le travail de Valle-Inclán. Mais c’est peut-être l’un des plus sensibles. On lit et on traduit beaucoup Eschyle dans la seconde moitié du XIX° siècle : la tragédie est le rempart naturel  de la poésie contre tout naturalisme : ce qu’apporte la première des tragédies, c’est ce rapport fondateur du héros dans son itinéraire, aux prises avec les lois de la cité. Et la trilogie d’Eschyle est aussi une saga familiale, dépassant les limites temporelles des drames individuels, une saga familiale, ce qu’est aussi, exactement au même moment, la trilogie de Claudel (L’Otage, Le Pain Dur, Le Père Humilié). Non qu’il y ait d’autres liens que ceux que tisse l’air du temps, -et la même paternité-, le vieil Eschyle.

Que disent ces parentés?, que le drame se doit d’être épique, et que l’épique est aussi ce qui dépasse les limites étroites d’un lieu, ce lieu fût-il simplement le plancher de la scène. C’est le monde qui est convoqué. De là sans doute l’étendue et la force poétique des didascalies évoquant le monde, particulièrement dans Cara de Plata : ainsi le début de la didascalie de la scène 4 de la seconde journée :

Le soir est un verger d’astres. Entre quatre cyprès noirs se dressent les pierres romanes de Saint-Martin de Freyres. Les sommets des collines sont des feux lointains, et les versants des violettes symphoniques. La prière du vent passe parmi les champs de maïs déjà nocturnes et les chemins qui au crépuscule sont encore rouille, ocre et cadmium, se transportent peu à peu vers les harmoniques du pourpre et du mauve. Saint Martin de Freyres, par la vertu du ponant accroît son karma de supplications, de miracles, de cierges funèbres.

Didascalie qui montre ses traits distinctifs, qui sont d’être impos-sible, et de donner le climat de la séquence. A quoi s’ajoute le fait, quasi général, que les didascalies, dans Cara de Plata, font inter-venir des groupes humains : “bonnes femmes” (I,1), ”groupes de forains” (I,3), ”la foule” (II,1), ”des saisonniers, des bouviers, des vachers” (II,2)……..[1]

Espaces pervertis

Saint-Martin Freyres, abbaye sacrée, lieu “de supplications, de miracles”, se voit violé en son enceinte par la tentative (réussie?) de viol de la vierge Isabel par le fou Fuseau Noir. Après quoi, c’est l’enlèvement de la jeune fille, en même lieu, par son parrain le Caballero, enlèvement tout aussi sacrilège. Dans la seconde oeuvre, Aguila de Blasón, c’est toute l’intériorité de la demeure seigneuriale qui est l’objet de viols sacrilèges : l’intériorité est violée par ceux qui sont des hommes de l’intérieur, les hommes mêmes de l’intériorité familiale, les fils qui viennent dévaliser et blesser leur père. L’espace intérieur est transformé en cirque par la mascarade du vol et du viol, comme si l’intérieur se détruisait lui-même.

Le même processus de viol et de perversion des espaces apparaît dans le dernier texte, Romance de Lobos : à nouveau, les fils pénètrent dans l’enceinte paternelle pour voler, et pour tuer leur père. Et c’est un acte doublement sacrilège : ce sont les objets sacrés de la chapelle du château dont ils dépouillent, par arra-chement, le lieu saint.

Espace du château, sexuellemment perverti. La conjugalité y est profanée : la maîtresse légitime en est absente, remplacée par la concubine, qui, circonstance aggravante, est aussi la filleule du maître. Perversion sexuelle de l’espace du seigneur, redoublée : le seigneur met la main sur sa vassale, la meunière (en échange du quitus des fermages dûs) : le viol sexuel est un achat, et c’est un objet à la lettre prostitué qui occupe le lit conjugal.

Après quoi, double retournement spatial : l’espace vide de la rue, le lieu de l’errance, c’est celui où apparaît, perdue, la concubine du seigneur, qui ne trouvera d’asile que dans le lieu populaire, la maison des gens de rien : là se trouve la sécurité, et non plus dans l’espace ravagé de la noblesse.

Second retournement : c’est l’offense suprême ; le seigneur est dépossédé de son lieu, laissant sa place, qui est la place même de la maîtrise, aux femmes ; scandale majeur dans un univers féodal. Doña Maria chasse son époux et maître : “Tu quitteras cette maison”…; le maitre proteste : “Depuis trois cents ans cette maison est la maison de mes aïeux”. Mais il s’en va, laissant vide la place seigneuriale.

Espaces du scandale : même le champ de la mort n’est pas respecté et les fils du Chevalier s’en vont violer une sépulture ; après quoi, ils tentent, chez la ribaude Palombe, de faire bouillir le mort pour obtenir un squelette bien propre qu’ils iront vendre ; scandale : le cadavre passe du cimetière au lit de la prostituée, pour  s’en retourner au cimetière. Espace entièrement perverti.

Viol de l’espace de la nourriture : ce n’est pas par hasard si c’est au moulin que le Seigneur s’en va chercher sa nouvelle concubine, la meunière ; ce n’est pas hasard non plus si c’est la  cuisine du château, qui est, dans la dernière oeuvre, l’espace décisif où le Seigneur tente, vainement, de nourrir les pauvres (il n’y a plus de pain, ni de farine pour en faire), et où, pour finir, il se fait tuer par ses fils.

Espaces du seuil

Ce n’est pas hasard si une part considérable des espaces des Comédies Barbares sont des espaces du seuil. Le “seuil” est, selon Bakhtine, le domaine même du grotesque, et par là même de ce qui  est “entre deux”, intermédiaire, passage, de l’hiver au printemps, de l’intérieur à l’extérieur, et le contraire, de la royauté à sa dérision, temps carnavalesque, où le roi et le bouffon, Dieu et Satan échangent leur place et leur pouvoir.

Dans Cara de Plata, la problématique du seuil n’apparaît clairement qu’à la dernière scène dont l’espace est la cour du manoir, mais elle figure, souterraine, presque à chaque moment : ainsi dans II,2, Gueule d’Argent frappe à la porte de Palombe, puis pénètre chez elle. Dans III,2 Gueule d’Argent, fou furieux, pour sortir, casse la porte de Palombe, obstacle symbolique entre sa vengeance et lui. Dans la dernière scène, la porte du château est ce seuil scandaleux où le Caballero arrache le ciboire des mains du mauvais prêtre. Seuils du bien et du mal.

Dans Aguila de Blasón, c’est la scène 2 de la IIIème journée qui est par excellence la scène du seuil : à la porte du château arrive le greffier, l’instrument de la justice d’Etat, prêt à recevoir la plainte du père offensé, volé et frappé, contre les fils criminels : et le Chevalier apparaît placé entre la justice moderne et la vendetta familiale, la seule valable encore pour le féodal d’antan. Et dans la scène 3, ce sont les fils qui, devant la porte de l’église, se retrouvent dans l’incertitude, entre leur intérêt et la pensée de l’église.

Et peut-être peut-on voir encore cette idée d’un seuil dans la scène du balcon qui marque la séparation finale de Gueule d’Argent et de sa mère Doña Maria, comme frontière fragile de l’amour et de la mort (IV,2).

C’est dans Romance de Lobos que se déploie à l’aise la problé-matique du seuil ; dès la scène 2, c’est la double fonction de la porte, par laquelle on entre et qui va laisser entrer quelqu’un d’autre: seuil déjà de la vie et de la mort ; ce qui entre, c’est l’annonce prémonitoire de la mort de Doña Maria. Dans toute la pièce, où l’espace est avant tout l’espace de l’extériorité, la frontière met face à face deux espaces, la mer et le sable de la plage, frontière de la terre et de l’eau mortelle (I,3-II,6 – II,3). Le Chevalier s’arrête au bord du trou, demeure du Fou et dont il prétend faire sa chambre mortuaire (III,2). Pour finir, les deux dernières scènes sont scènes de la porte, porte du château, porte de la vie et de la mort, présence conflictuelle du père et des fils, des riches et des pauvres, présence de deux espaces, frontière du passé et de l’avenir…

Peut-être pourrions-nous dire que, chez Valle-Inclán, la problématique du seuil fonctionne pour une part à l’envers : elle n’est pas seulement la frontière baroque, mettant en mouvement un “grotesque” du réel, mais la place même du tragique, le lieu où la confrontation bascule dans l’irrémédiable, où le fils, Gueule d’Argent, apprend la trahison de son père, où les fils tuent leur père, et meurent ; de là l’étonnant visage de ce théâtre où la vieille tradition baroque est mariée à la tragédie grecque.

Espaces impossibles

La caractéristique propre de l’espace dans les Comédies Barbares est de ne pouvoir conduire à aucune réalité scénique ; on se trouve devant le paradoxe d’un théâtre où les didascalies définissent un espace résolument impossible sur la scène. Impos-sible, non pas parce que l’écriture rêverait de conditions pratiques difficiles, irréalisables à la limite, mais parce qu’elle construit délibérément un espace, des espaces imaginaires, romanesques si l’on veut. Impossible à figurer, la richesse des paysages, non pas seulement à cause des plans successifs, de l’étendue de l’horizon, mais parce que ces paysages supposent la présence active de nombreux personnages, toute une foule qui l’occupe et, si l’on peut dire, qui la dessine. Ainsi, par exemple, la courte (une fois n’est pas coutume) didascalie qui ouvre la scène 2 de la IIème journée de Cara de Plata :

Une tonnelle ornée de vigne, dans l’arrière-cour de l’auberge. Des saisonniers, des bouviers, des vachers, des Maragatais et des ecclésiastiques rubiconds jouent dans un coin à ces jeux classiques des foires espagnoles.

Et comment traduire scéniquement la vigueur cosmique de la mer dans  Romance de Lobos? Dans la scène 3 de la IIIème journée :

Un rivage tourmenté devant une mer verdâtre et effrayante. Sous l’aube grise, dunes, pinèdes, flaches saturées de sel où blanchissent les os d’une vache. Un vol dense de corbeaux s’agite sur cette charogne (…).

Même dans les scènes d’intérieur figurent à la fois un espace et un grand concours de peuple pour l’habiter : ainsi la cuisine du château dans Romance de Lobos (II,3). A ce grouillement humain s’ajoute la présence insolite et théâtralement difficile des animaux, vaches, chevaux et, partout, des chats…

Mais ce n’est pas telle ou telle didascalie qui se révèle impos-sible à figurer concrètement : chacune recèle une impossibilité. Mais, plus encore, c’est leur succession qui ne pourrait être montrée : aucun théâtre, même doté d’une scène tournante, ne pourrait montrer autant d’images différentes, produites dans la succession de petites séquences. Ainsi, par exemple, dans la même IIème journée de Romance de Lobos, se succèdent une salle, un chemin, une cuisine, la chapelle.

Espaces théâtralement impossibles, plus radicalement encore, parce que ce sont des espaces en mouvement. Ainsi, dans Cara de Plata, (II,1), la scène se déplace de l’extérieur à l’intérieur de l’auberge. Dans Aguila de Blasón, III,2, la scène est successi-vement devant la porte du château, puis à l’intérieur ; dans III,4 et 5, la scène suit l’errance d’Isabel, et l’accompagne auprès de l’accouchée, et, dans IV,3, elle se promène avec Doña Maria et l’Enfant Jésus. L’espace scénique devrait accompagner la danse macabre de Romance de Lobos I,1, et suivre le Chevalier d’abord au dehors, puis entrant dans sa demeure (I,2). Les exemples sont nombreux de ce mouvement de l’espace, plus que difficile à figurer scéniquement.

Peut-on penser à une indifférence de Valle-Inclán aux nécessités pratiques du théâtre? Ou y voir, ce qui est plus vraisemblable, un refus provocateur des nécessités figuratives : “non, mon théâtre ne montrera pas le monde…. : à vous, metteur en scène, comédiens, artistes, spectateurs de mettre en marche votre imagination”. La solution scénique, quasi nécessaire : un espace vide, uniquement peuplé d’éléments isolés et d’objets. Et construit par le mouve-ment des acteurs. Ce qui ne simplifie ni le travail du metteur en scène et du scénographe, contraints d’inventer des signes visuels qui évoqueront ces espaces impossibles -ni la tâche du comédien dont les mouvements diront les relations spatiales, et la place des hommes dans le cosmos. Jorge Lavelli, montant les Comédies Barbares, vide l’espace et laisse les costumes et la lumière dire les images impossibles.

Et nous retrouvons ici la tragédie grecque, à qui est demandé aussi bien de dire la mer déchaînée que de montrer les Erynnies, créatures surnaturelles, comme le sont chez Valle-Inclán, les figures de la danse macabre, l’Enfant Jésus ou le Pauvre de Saint-Lazare.

[1] Références et citations renvoient à Comédies barbares, texte français et adaptation de Armando Llamas, Paris, Actes sud-Papiers, 1991.

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