EAN : 9782905965684
Préface:
En 1825, alors qu’il n’avait commencé la rédaction de son Journal, entrepris à l’âge de 51 ans, que depuis quelques semaines, Sir Walter Scott s’interrogeait:
An odd thought strikes me. When I die will the journal of these day be taken out of the Ebony cabinet at Abbotsford and read as the transient pout of a man worth £60,000 with wonder that the well seeming Baronet should ever have experienced such a hitch? Or will it be found in some obscure lodginghouse where the decayed son of chivalry has hung up his scutcheon for some 20/- a week and where one or two old friends will look grave and whisper to each other, «poor gentleman » — « a well meaning man» «nobody’s enemy but his own» — «thought his parts could neyer wear out» — «family poorly left », «pity he took that foolish titie »? Who can answer this question?
C’est la perspective de la ruine approchante, et de la disgrâce qui s’y attache, qui motive la rédaction de ces quelques phrases, fort révélatrices du rôle que joue le journal pour son auteur. En effet, cette entrée fait apparaître que le romancier considère le journal comme son représentant, que cet écrit pourra à l’avenir se substituer à son auteur, et qu’après la mort du diariste, l’image qu’il aura laissée à la postérité sera intimement liée à l’endroit où se trouvera son journal. Ce lieu sera jugé révélateur de la richesse dans laquelle sera mort son auteur, et en imaginant le sort qui attend son écrit, le romancier tente de se représenter sa propre destinée. Cette démarche est relativement paradoxale, dans la mesure où Scott s’ingénie par ailleurs à censurer l’image de lui-même qu’il livre à son journal, convaincu que les épanchements intimes n’intéresseront pas les lecteurs posthumes — le public qui a apprécié ses romans, ainsi que sa famille. Mais tout en affirmant que le journal n’est écrit que pour léguer à la postérité des anecdotes qui se perdraient sans lui, le romancier considère l’objet qu’est le journal comme l’emblème qui résumera sa propre vie aux yeux des lecteurs. Or, un auteur aussi célèbre savait que son oeuvre le représenterait pour la postérité, et la mise au point en 1829 d’une édition complète de ses romans était de toute évidence destinée à préparer son oeuvre romanesque à être lue par des générations de lecteurs. Mais le journal, livré sans retouches, est considéré comme le reflet d’une vie, et l’écriture du journal porte la trace de ce statut.
Cette anecdote montre que, si le diariste évite parfois certains thèmes, qu’il juge trop intimes, si le journal joue quelquefois davantage le rôle d’un livre de comptes que d’un espace d’introspection, ce mode d’écriture offre toutefois un espace privilégié pour la construction d’une image de soi, qui peut s’y exprimer dans un cadre relativement dénué de contraintes. Scott ne considère pas du tout ses romans de la même manière que son journal: ses romans, une fois écrits et publiés, acquièrent une existence propre, qui représentera leur auteur indépendamment de sa situation matérielle. Il considère de toute évidence son journal comme un témoin plus proche de son existence réelle.
Certes, le journal n’est pas la seule forme d’écrit intime abordée ici : il est également question de lettres, de carnets, de textes publiés dont le contenu est de nature autobiographique, dans lesquels l’auteur a choisi de mettre en avant une certaine image de lui-même, jugée intime à cause des thèmes qu’elle présente. La mise en scène de l’intime est aussi prise en compte, mise en scène instaurée par l’écriture, ou par la représentation qu’en offre le cinéma. Le journal demeure la forme la plus ouvertement réservée à l’intime, dans la mesure où il n’attend pas explicitement de lecteurs, alors que la lettre en désigne un, et que le carnet s’inscrit dans un espace d’écriture qui conduit à l’oeuvre, qui se conçoit donc implicitement comme une étape dans la démarche de création.
L’écrit intime comme un espace où se fait un véritable travail sur soi, la lettre comme un moyen de révéler à l’Autre sa propre vérité, de se livrer sans fard : s’agit-il là d’une illusion, de celle qu’un proche nourrit en s’imaginant détenir la véritable image de celui qui a imprudemment laissé lettres et journaux après sa mort, sans laisser d’instruction pour ses héritiers ? Il faudrait pour cela croire à l’existence d’une telle vérité de l’être, susceptible d’être figée sur le papier. Dans quelle mesure l’espace d’un texte peut-il favoriser l’expression d’un moi profond, véritable, naturel ? La notion même d’intimité, mise à nu dans ce que Sainte-Beuve nommait « un meuble du dedans »est-elle compatible avec l’écriture, qui a pour fonction d’extérioriser des sentiments? L’action qui consiste à coucher sur le papier des émotions ne les pervertit-elle pas inéluctablement, comme tant d’écrivains l’ont déploré au fil des ans? Le simple fait de choisir ce que l’on va dire revient à exclure le reste, et, envisagée de la sorte, l’entreprise qui consiste à tenir un journal intime apparaît déjà réduite à néant de par la nature de l’acte d’écrire.
Et pourtant, le succès que connaissent à l’heure actuelle les associations et les expériences qui offrent à chacun la possibilité de consigner par écrit leurs pensées, leurs réflexions, montre que l’écriture de soi séduit toujours de nombreux écrivains amateurs. Le besoin de se dire sur le papier, dans l’« espace matriciel » du journal intime ou à travers le dialogue d’une correspondance, est suffisamment pressant pour être largement pratiqué. Ce que Georges Gusdorf appelle « les écritures du moi » représente une part considérable des écrits littéraires, et il est tentant de s’efforcer de comprendre comment ces écrits parviennent à mettre en scène une certaine vision du moi. Faut-il penser que le moi trouve plus aisément à se dire dans un espace littéraire privé, que la conscience de ne pas se faire publier libère l’expression de l’intime ? Cette question soulève celle de la nature de l’écrit intime ; en effet le terme peut définir la forme de l’écrit mais aussi son contenu : les deux ouvrages que l’actrice Anny Duperey, figure publique s’il en est, a consacré à la mort accidentelle de ses parents, illustrent bien la manière dont un livre publié, destiné à un large public, peut malgré tout tenter de mettre à nu le plus intime. C’est à cause de cette ambiguïté que Béatrice Didier manifeste sa méfiance pour le terme « intime », et préfère insister sur le mot «journal» dans l’expression « journal intime », en soulignant notamment les liens de cette forme d’écriture avec la temporalité.
En effet, l’intime semble se dérober à l’analyse, d’abord parce que l’intimité est une notion qui dépend fortement du contexte social et historique, mais aussi de la morale de l’individu. Béatrice Didier fait remarquer que l’intimité est suspecte aux yeux des puritains, parce qu’elle implique l’existence de pensées cachées. Cette notion d’un contenu à cacher se transmet encore à l’heure actuelle par le biais de ces journaux fermant à clé que les jeunes filles sont invitées à tenir. L’on découvre le même impératif dans une correspondance, et plus particulièrement une correspondance amoureuse, dont les termes s’adressent exclusivement à un destinataire précis, et sont parfois tenus secrets; c’est ainsi que certains épistoliers ont recours à un langage codé pour s’assurer de ne pas être découverts, et pour renforcer la complicité qui les unit. Le potentiel dramatique de ces correspondances secrètes a d’ailleurs été largement exploité par la fiction, où lire une lettre qui ne vous est pas adressée revêt la même valeur que surprendre une conversation privée. Cette conception de l’intime comme caché, comme un secret à bien garder, explique également la sensation de voyeurisme qui s’empare parfois du lecteur d’un journal intime ou d’une correspondance publiés a posteriori.
En outre, la conception que l’on a de son intimité varie selon les impératifs de la société dans laquelle l’on vit. L’intime ne peut se dire, et à plus forte raison s’écrire, qu’à condition que l’individu soit reconnu en tant que tel par la société, et se considère lui-même comme une personne. Selon le degré de pudeur, de réserve, lié au siècle ou à l’individu, l’intimité recouvrira des réalités différentes, en fonction surtout de la conception que se fait le scripteur de sa personne, de son identité, et l’écriture reflétera la nature de cette conception de soi. Notion parfois floue, qui semble échapper à toute tentative de définition, comme le dit Montaigne:
Et si, de fortune, vous fichez votre pensée à vouloir prendre son être, ce sera ne plus ne moins que qui voudrait empoigner l’eau : car tant plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule partout, tant plus il perdra ce qu’il voulait tenir et empoigner.
Les portraits éclatés que nous proposent certains artistes contemporains témoignent de cette difficulté à saisir l’être, et par conséquent à le représenter dans ses contradictions et sa multiplicité. En outre, certains modèles sociaux condamnent le développement d’une individuation qu’ils jugent contraire à l’harmonie sociale. Lorsque les valeurs mises en avant par l’éducation conduisent l’individu à se conformer au modèle en taisant ses émotions personnelles, l’on constate qu’il éprouvera de grosses difficultés à livrer une image de lui-même, même dans le cadre d’un journal intime, inconsciemment censuré au moment où il s’écrit. C’est là le cas de Scott, qui, même lorsqu’il considère son journal comme un confident, s’interrompt dès lors qu’il se sent en veine d’épanchement, troublé par l’image de lui-même qui se dégage des mots écrits.
Et pourtant, l’entreprise qui consiste à écrire un texte intime présuppose que son auteur ressente fortement le besoin de consacrer du temps et de l’énergie à parler de lui, avec ou sans détours, dans un cadre différent de celui d’une œuvre littéraire. Georges Gusdorf a fort bien résumé la double valeur de cette écriture de soi:
Ecrire le moi, c’est affirmer son existence, céder à sa fascination, car il serait inutile de faire écriture d’une réalité inexistante. Mais, si l’on écrit du moi, c’est que cette réalité est problématique ; la rédaction doit contribuer à la concrétiser, à lui donner une consistance dont elle est apparemment dépourvue.
En d’autres termes, la difficulté de l’entreprise, son impossibilité même puisque la psychanalyse nous a appris qu’il était vain de se connaître soi-même sans prendre en compte les pulsions inconscientes qui nous animent, cette impossibilité cherche inlassablement à se résoudre par l’écriture. Comme le journal de Scott, tout écrit intime assure une pérennité à l’être ainsi circonscrit, et lui présente une existence recréée par l’écriture, mais essentielle, même dans son imperfection et dans la distorsion qu’elle entraîne.
C’est pourquoi, plus qu’un miroir fidèle de soi, les écrits intimes offrent des reflets, qui déforment plus ou moins selon les circonstances, selon l’intention de l’auteur également, mais qui font apparaître une image floue, où les silences, les blancs contribuent à définir le moi autant que les déclarations explicites. L’espace d’écriture intime permet à son auteur de lever un coin du voile, mais aussi de décider de masquer ce qu’il juge trop personnel, de construire une image qu’il souhaite laisser, à son journal, à son correspondant, à son lecteur. On le voit, le destinataire de cet écrit en conditionne la réalisation. Et pourtant, même dans ce domaine, le statut du destinataire ne permet pas à lui seul d’aboutir à une définition univoque: certains préfèrent livrer leur intimité dans une oeuvre de fiction, parce qu’elle y est mise à distance. D’autres au contraire s’épanchent dans le cadre strictement privé d’une correspondance, ou de notes griffonnées sur des feuilles volantes, parfois oubliées. D’autres enfin semblent évoluer avec le temps, et c’est ainsi que de nombreux journaux sont entrepris en fin de vie, au moment de dresser le bilan d’une existence.
Les reflets de l’être qui se dessinent ainsi sont néanmoins influencés par le destinataire, et Georges Gusdorf fait remarquer que dans le cas d’une correspondance, deux images de soi se chevauchent parfois: « … l’image de soi-même que voudrait donner le rédacteur, et l’image de lui-même qu’il se suppose… ». On peut y ajouter l’image de lui qui se dessine inconsciemment à travers ses choix langagiers, et l’on constate ainsi que même lorsque l’image de soi est destinée à un correspondant bien défini, elle est susceptible de fluctuer. L’espace du journal intime offre lui aussi une possibilité de dialogue, avec soi- même, avec un lecteur fantasmé, ou avec celui à qui l’on transmettra un jour le journal. Et ce dialogue, qu’il soit inconscient ou réalisé, conditionne à son tour la construction d’une image de soi.
Car c’est bien de construction qu’il s’agit. Loin de l’illusion d’une écriture qui permettrait à l’être de s’exprimer fidèlement, dans son intimité, il faut considérer les écritures intimes comme des modes d’écriture qui, par la relative liberté de leur genre, offrent un espace où l’on peut construire son autoportrait, par petites touches, au fil des entrées du journal ou des réponses à d’autres lettres. La fragmentation, ou, pour reprendre l’expression de Béatrice Didier, le mode du discontinu, offrent un espace à la contradiction, mais aussi à la multiplicité d’images complémentaires, et à l’évolution. Le moi se construit au fur et à mesure de l’écriture, il n’est jamais donné d’avance. C’est d’ailleurs cette forme de quête qui est représentée dans les oeuvres cinématographiques qui dépeignent l’expression de l’intime. Pour emprunter une fois encore les termes de Georges Gusdorf :
L’interrogation d’identité contribue à la constitution de l’identité, grâce à la recherche et reprise, en appel, des expériences de vie ; accompagnement en sourdine du présent, commentaire perpétuel, le passé du souvenir n’est pas irrévocable, ainsi que l’attestent les épreuves de la conversion ou du pardon.
Cette quête en mouvement fait parfois apparaître, précisément, les limites de la reconnaissance de soi. Par son appropriation des valeurs sociales, par ses silences éloquents sur des temps forts d’une vie, l’image de soi s’inscrit alors dans le non-dit, et se déchiffre en comparant l’écrit intime avec les circonstances biographiques ou historiques, et parfois avec l’oeuvre. Ce rapport avec l’oeuvre joue lui aussi un rôle essentiel dans la construction de l’image de soi, car cette image, pour un artiste, est indissociable d’une représentation de soi en tant qu’artiste, de même qu’un homme politique se considère en tant que représentant de son pays, de son parti, et tend à mêler conscience de soi et conscience de l’histoire.
C’est pourquoi il est nécessaire de ne pas limiter l’étude de l’écriture intime aux seuls journaux et carnets incontestablement reconnus comme tels. Dans son introduction, Béatrice Didier passe en revue plusieurs formes de journaux pour décider lesquelles méritent d’être considérées comme journaux intimes. Une définition trop stricte de ce mode d’écriture exclurait forcément des écrits qui posent la question de la représentation de l’intime. Il est plus profitable d’accepter une vision large, et de s’interroger sur la valeur de chaque écrit, sur son degré d’intimité. Il s’agit en fait, par le biais de certains modes d’écriture, souvent moins travaillés et moins contraints que les oeuvres publiées, de réfléchir à la conscience de soi qui permet l’acte littéraire, qui le fonde.
Tables des matières :
Introduction (pp. 5-10)
Malik Allam : Ecrits intimes et économie de soi, dons et échanges de journaux intimes (pp. 11-20)
Annie-Paule De Prinsac : Harriet Jacobs: Incidents in the Life of a Slave Girl (pp. 21-30)
Claire Sorin : Entre impression et effacement de soi : analyse du journal de Sam Curd, Etats-Unis, 1860-1862 (pp. 31-38)
Marguerite Pernot-Deschamps : Un rebelle irlandais sous le Directoire : Wolfe Tone’s Letters to Matilda (pp. 39-44)
Marie-Odile Bernez : Amour-propre et amour de l’autre dans les lettres de Mary Wollstonecraft à Gilbert Imlay (pp. 45-54)
Sylvie Martin : Le Regard d’un homme de ma génération de Konstantin Simonov : une conscience individuelle face à l’histoire (pp. 55-66)
Guillaume Moingeon : Patrimoine familial et thérapie littéraire (pp. 67-70)
Denise Degrois : Modes de présence de l’image de soi dans les Carnets de Coleridge (pp. 71-78)
Floriane Reviron : Moments of Being : Mémoires et miroirs de Virginia Woolf ? (pp. 79-88)
Lorene Birden : Fictions intimes : vies et vues privées dans les récits de Katherine Mansfield et d’Elsa Triolet (pp. 89-96)
Paul Jacopin : Montaigne obscène (pp. 97-104)
Tony James : Le récit de rêve comme écrit intime : les songes de Descartes (pp. 105-112)
Véronique Assadas : Peter Greenaway : The Pillow Book (pp. 113-118)
Isabelle Schmitt : Another Woman de Woody Allen (pp. 119-125)